Hier ils étaient presque tous chevelus, aujourd’hui beaucoup sont chauves. Hier ils luttaient contre le pouvoir, aujourd’hui ils sont au pouvoir. Hier ils voulaient interdire d’interdire, aujourd’hui ils décident de ce qui est interdit. Hier ils lançaient des pavés, aujourd’hui ils lancent des anathèmes. Ils s’opposaient au pouvoir de l’argent, mais avec leur pouvoir certains d’entre eux ont gagné beaucoup d’argent. Ils combattaient la justice bourgeoise, mais ils ont créé une justice de bobo. Ils stigmatisaient les médias à la botte du pouvoir, mais ils ont mis le pouvoir à la botte des médias. Ils rejetaient la morale de grand-papa, mais, depuis, ils font la morale à tout le monde. Hier ils voulaient faire la révolution, aujourd’hui ils veulent conserver leurs positions. Ils dénonçaient les méfaits du capitalisme, mais beaucoup se sont fait acheter par le grand capital. Ils croyaient construire avec leurs idées, mais leurs idées ont détruit beaucoup de ce en quoi ils croyaient.
Ce sont les soixante-huitards. Ils ont aujourd’hui dépassé la cinquantaine. Et s’ils étaient dans la rue en Mai-68, ils peuplent aujourd’hui les palais nationaux, les cours de justice et les salles de rédaction. Leurs idées ont triomphé et ils se sont installés partout où il y a du pouvoir. Ils sont rédacteurs en chef, directeurs de journaux, animateurs de télévision, juges et chefs d’entreprise, intellectuels et maîtres penseurs, hauts fonctionnaires et même chefs de parti.
Leurs idées, comme leurs personnes, occupent tous les postes stratégiques de notre société. Ils tiennent en main la nation et sont donc les principaux responsables de son déclin. La gauche, dont ils sont la figure emblématique, a en effet dirigé la France pendant plusieurs décennies et termine aujourd’hui son parcours sur un lamentable échec.
Quelle que soit la forme qu’elle ait pu prendre, elle a en effet réussi à dominer idéologiquement notre pays depuis les lendemains de la seconde guerre mondiale. Cette prééminence s’est d’abord incarnée dans le communisme, avec un parti omniprésent qui, s’appuyant sur l’URSS et sa formidable puissance, était parvenu à noyauter de nombreux rouages de notre société. Le monde syndical, le secteur associatif, l’Éducation nationale, une partie des intellectuels et des artistes, ont constitué pendant des années les solides relais d’un PCF qui s’enracinait par ailleurs dans les communes de France et quadrillait le pays de ses cellules.
Et même si, passé la Libération, il dut attendre 1981 pour retourner au pouvoir, le communisme, qui aura rassemblé jusqu’à trente pour cent du corps électoral, aura réussi à marquer notre nation de son empreinte. Une entreprise au demeurant largement facilitée par le Yalta social conclu avec le pouvoir d’alors : au PCF le social et la culture, aux gaullistes l’économie et l’État !
Puis le parti communiste commença à décliner à mesure que la vérité éclatait sur la nature de l’empire soviétique. Pourtant, l’idéologie de gauche n’en fut nullement affectée : elle changea simplement de forme. Il me paraît d’ailleurs révélateur que l’année où le communisme se discrédita ouvertement par la répression soviétique en Tchécoslo-vaquie fut précisément celle où les événements de Mai-68 éclatèrent. Tout se déroula en effet comme s’il s’agissait d’un passage de témoin : lorsque la gauche totalitaire entra en décadence, la gauche libertaire émergea en force.
Et si Mai-68 ne déboucha pas sur un changement politique immédiat, ce fut néanmoins pour la gauche une victoire décisive. Car, pendant que les gaullistes conservaient les manettes du pouvoir institutionnel, les idées gauchistes faisaient progressivement et souterrainement leur chemin. Pendant les quinze années qui suivirent, elles infiltrèrent et contaminèrent tous les secteurs de la vie nationale. Quant aux soixante-huitards, loin d’être marginalisés, ils devinrent à la mode et commencèrent à occuper les postes de responsabilité.
C’est donc très naturellement que la gauche politique parviendra au pouvoir en 1981, avec cette fois un parti socialiste dominant. Le terrain avait été préparé de longue date, par le noyautage communiste d’abord, par le travail culturel des soixante-huitards ensuite. Depuis lors, la gauche a pu encadrer entièrement notre nation, sur le plan politique, mais aussi sur le plan judiciaire, médiatique, administratif, syndical, éducatif, associatif, culturel et même économique. Je me souviens encore de la phrase lapidaire que m’avait lancée un parlementaire socialiste dans les couloirs de l’Assemblée nationale. C’était en 1986, la droite RPR-UDF avait repris le pouvoir, et, jeune député, je venais d’avoir une altercation avec des élus de gauche. « De toute façon, me lâcha l’un d’eux hors de lui, vous ne resterez pas longtemps et nous, nous reviendrons vite car nous tenons tout ! »
Il est vrai que les courtes périodes au cours desquelles les socialistes laissèrent le pouvoir, entre 1986 et 1988 puis entre 1993 et 1997, ne changèrent rien à leur prééminence, car la droite n’a jamais modifié aucune des orientations fondamentales que la gauche a pu donner à notre pays. Le RPR, l’UDF et aujourd’hui l’UMP ont toujours été subjugués par la gauche et se sont toujours placés idéologiquement à la remorque du PS. Jamais d’ailleurs, en dehors des dénationalisations, la droite n’est revenue sur des réformes socialistes pour les abroger et leur substituer des dispositions radicalement opposées, plus conformes aux attentes de son électorat. Aussi, peut-on l’affirmer, les socialistes et les communistes règnent sans partage sur la France depuis vingt-cinq, voire trente-cinq ans.
La gauche est donc entièrement responsable du déclin que connaît notre pays. Car nous sommes là dans ce qui m’apparaît comme un cas d’école tout à fait exceptionnel : voici un courant politique qui s’est emparé de tous les pouvoirs, qui les a contrôlés pendant plusieurs décennies et qui a appliqué avec persévérance l’intégralité des préceptes de son idéologie. Toutes les conditions sont donc réunies pour juger de sa validité. Or, le résultat est là : c’est un échec.
Ainsi en est-il de l’Éducation nationale, entièrement tenue par la gauche depuis plus de trente ans. Tous les syndicats du secteur s’en réclament. La plupart des enseignants y adhèrent et beaucoup d’entre eux ont constitué pendant des années ses gros bataillons de militants et d’élus. Le pouvoir socialiste a d’ailleurs toujours donné la priorité à l’école, laquelle fut longtemps placée sous la houlette de Lionel Jospin, l’une de ses principales figures. Les budgets ont été constamment augmentés jusqu’à faire de cette « citadelle » le ministère de loin le mieux doté. Et, surtout, voici un domaine où, plus qu’ailleurs, les socialistes ont réalisé toutes les réformes et appliqué tous les principes qui leur tenaient à cœur. Résultat : le niveau d’instruction des élèves a baissé, le nombre des illettrés a augmenté, le chômage des jeunes atteint des records et les enseignants rencontrent de plus en plus de difficultés dans l’exercice de leur profession. Au total, un fiasco.
Et que dire de la politique d’immigration ? Elle devait être une « chance pour la France », la machine républicaine devait intégrer toutes ces populations nouvelles pour faire de chaque immigré un citoyen à part entière au même titre que tous les Français de souche. Et là aussi une priorité absolue a été donnée à cette action, notamment à travers la politique de la Ville. Or, aujourd’hui, chacun le constate, les banlieues s’embrasent, le communautarisme se développe, les fondements de la république sont menacés. C’est encore une grave défaite de la gauche.
Ce qui est vrai de l’Éducation nationale et de l’immigration l’est aussi de tous les autres secteurs de notre société. Dans la sphère économique, la bureaucratie que la gauche a sécrétée, année après année, les charges, les taxes et les impôts qu’elle a sans cesse alourdis, la réglementation qu’elle a rendue de plus en plus contraignante, ont peu à peu étouffé la créativité et la compétitivité de nos entreprises, tandis que le poids de ces contraintes décourageait ceux qui créent et innovent.
Dans le domaine social, les avantages liés à l’âge de la retraite et à la durée du travail, ainsi que le système de l’assistanat, sans cesse amplifié et élargi, ont creusé des déficits que personne ne peut plus financer. Et, dans le même temps, la consolidation des positions acquises, parallèlement au développement de la précarité, se trouve à l’origine de nouvelles et terribles injustices.
Sur les questions de société, le laxisme moral et l’obsession cosmopolite ont largement ébranlé les repères et les cadres qui structuraient notre nation, privant nos compatriotes de leurs valeurs traditionnelles et les exposant à tous les méfaits d’un monde sans norme ni hiérarchie.
L’idéologie soixante-huitarde a ainsi conduit la France à un échec sans précédent dont notre pays n’a pas fini de subir les conséquences néfastes : destruction de nos valeurs, explosion de la délinquance et de la criminalité, embrasement des banlieues, développement de la drogue, abêtissement télévisuel, normalisation culturelle et, plus globalement, régression intellectuelle et morale.
Quant aux doctrines socialiste et communiste, dans leur acception plus classique, elles nous valent aujourd’hui une société bloquée, compartimentée et sclérosée. Une société paralysée par des acquis sociaux sans légitimité, minée par des syndicats et des partis tournés vers le passé, démobilisée par l’assistanat, la perte du sens des responsabilités et le refus du travail. Une société fonctionnant principalement à l’envie, non pas l’envie créatrice mais celle qui s’alimente dans le ressentiment.
L’idéologie de gauche, qui est responsable de notre régression économique et sociale, comme de l’éclatement de la communauté nationale, se trouve donc maintenant arrivée à son terme. Le socialisme a prouvé qu’il menait à une impasse. Il a donné tout ce qu’il pouvait et n’a plus rien à proposer.
L’échec lamentable qu’a connu le PS au scrutin présidentiel de 2002 n’est donc pas un épiphénomène. Il ne tient pas en effet à la personnalité ni aux erreurs du candidat, mais constitue la première manifestation électorale du déclin du socialisme. Un socialisme qui aborde la fin de son cycle de vie. Il est né, il s’est développé, il a gagné. Puis il a essayé, il a échoué et il va désormais régresser.
Il s’agit d’un processus de grande ampleur qui prendra donc du temps. Sur le plan politicien, la gauche connaîtra encore de nombreux rebonds comme le montre son succès de 2004 et comme le montreront peut-être les élections de 2007. Mais la tendance lourde est celle d’un affaiblissement progressif du socialisme qui ne manquera pas de suivre celui, pratiquement achevé, du communisme.
Un certain nombre de responsables de gauche ont d’ailleurs plus ou moins pris conscience de ce processus. Il n’est donc pas étonnant que les structures politiques du socialisme connaissent des troubles, des fractures et des crises. Quant aux intellectuels, plus encore que les politiques, ils ne peuvent qu’être déstabilisés ou déchirés par ce qui s’annonce comme un bouleversement. Les uns comme les autres se trouvent en effet confrontés à un terrible dilemme : reconnaître qu’ils se sont trompés et renier ce qu’ils ont naguère prôné ou fermer les yeux, se déconnecter des réalités et persévérer dans un discours archaïque.
Les deux attitudes coexistent aujourd’hui. Certains socialistes se sentent désormais en accord avec la politique libérale d’un Tony Blair, le premier ministre britannique. D’autres, en revanche, veulent communier à nouveau dans le discours de la lutte des classes et se radicalisent dans une démarche de déni du réel qui rejoint celle de l’extrême-gauche. Mais, quelles que soient leurs options, aucun d’entre eux ne peut échapper à la contradiction, de plus en plus criante, entre leur idéologie et les résultats de sa mise en œuvre.
Cette crise conduit d’ailleurs à des situations pour le moins surprenantes. Ainsi en est-il de ce dîner auquel m’avaient convié des amis et dont certains convives étaient clairement engagés à gauche. Quelle ne fut pas ma surprise lorsque l’un d’eux se lança dans une virulente diatribe contre le communautarisme et s’en prit au laxisme du pouvoir à l’égard du comportement raciste de certains immigrés. Ce dîner se tenait, il est vrai, peu de temps après ces manifestations de lycéens qui avaient été sauvagement attaquées par des bandes venues des banlieues. Je voulus alors prendre la parole, mais il me coupa d’un ton péremptoire pour changer de sujet. Je n’eus donc pas l’occasion de lui demander s’il se considérait toujours comme un homme de gauche, mais il m’est apparu clairement, ce soir-là, qu’une partie de la gauche se mettait à penser comme la droite.
Quant à l’autre partie, elle n’a plus rien à dire. Et cette incapacité à formuler des propositions nouvelles est, je crois, la cause majeure du déclin du socialisme. Lorsqu’en 1936, le Front populaire instaura les congés payés, il répondait à une aspiration légitime et mettait en œuvre une mesure réaliste et nécessaire qui ne fut d’ailleurs jamais remise en cause. Quand, au lendemain de la guerre, sous la pression des partis de gauche, le gouvernement institua la sécurité sociale, il s’agissait là encore d’un progrès authentique, dont on pouvait discuter les modalités, mais dont personne ne pouvait contester le bien-fondé. Aujourd’hui, tout ce que le socialisme historique a porté de juste, de légitime et de réaliste a été mis en application. Dorénavant, il n’a plus aucune réforme positive à proposer car, dans la logique qui est la sienne, il est allé au bout de ce qui est possible et souhaitable.
Que voulez-vous qu’il promette pour demain ? La retraite à cinquante ans ? La semaine de trente heures ? La « couverture habillement universelle », assurant des vêtements gratuits à tous ceux qui manquent de moyens ? Chacun sait bien que, dans cette démarche du « toujours plus pour toujours moins », nous sommes déjà allés trop loin. Il faut maintenant faire autrement et, dans le domaine économique et social, l’idéologie de gauche est arrivée à son terme. Quant aux questions sociétales, jusqu’où peut-on encore aller ? Au mariage des homosexuels et à l’adoption des enfants par les couples gays ? Et après ? À la parité des sexes obligatoire et absolue ? Et après ? À la maternité des hommes ? Aux vacances gratuites pour les incendiaires de voitures ? Aux papiers pour les sans-papiers et au droit de vote pour les porteurs de papiers ? Tout cela mettra-t-il fin au mal-être qu’éprouvent beaucoup de nos compatriotes et au déclin que connaît notre pays ? Bien sûr que non ! Dans la remise en cause des structures traditionnelles de notre société, la gauche est là aussi en fin de course. Et Pierre-André Taguieff le constate lui-même en évoquant « le vide creusé par la disparition, à gauche, des perspectives d’avenir et des horizons d’attente (1) ».
Cette déliquescence du socialisme, qui paraît donc aujourd’hui très avancée, constitue un événement d’autant plus important que l’idéologie de gauche occupait tout l’espace politique. Si elle entre en régression, elle laisse un grand vide qui ne peut qu’accélérer la décadence du politique. Une décadence qui ne s’explique donc pas seulement par la démission des responsables publics et par la montée des pouvoirs médiatique et judiciaire, mais qui trouve aussi ses causes dans la fin à venir du socialisme.
Pendant toute la période où elle dominait, la gauche ne s’est jamais heurtée, au sein du système institutionnel en tout cas, à un adversaire doctrinal, à un projet alternatif, à une idéologie de remplacement. Par conséquent, si elle disparaît, il ne reste pratiquement rien de politique. Est-ce à dire, comme certains le prétendent, que nous serions entrés dans une ère sans idéologie, où il n’y aurait plus ni droite ni gauche ? Certainement pas ! Car, en dégénérant, le socialisme a donné corps à un nouvel objet idéologique.
En se délitant, en se dénaturant, en se rabougrissant, la gauche a engendré la pensée unique. Une pensée qui n’en est pas une et qui n’est pas non plus une idéologie ni un credo et encore moins une doctrine. Ce serait plutôt un ramassis de poncifs, un recueil de préceptes moralisateurs ou un ensemble de maximes au rabais. La pensée unique est en effet à la pensée ce que le charlatan est au savant.
Les intellectuels qui la servent s’efforcent de lui donner un minimum de corps et de maintien, mais ils ne peuvent l’empêcher d’être ce qu’elle est. Et, bien que fumeuse et indigente, elle a remplacé l’ancienne idéologie socialiste. Elle demeure en effet dominante et clairement ancrée à gauche, avec, il est vrai, une troisième caractéristique qui lui est propre : son côté moralisateur.
La pensée unique étend en effet son imperium sur la société tout entière. Elle s’impose à tous et partout. Chacun s’y réfère et personne ne peut s’en abstraire. Elle est omniprésente dans les médias, toujours sous-jacente chez les politiques et largement répandue chez les intellectuels. Et pour cause, on nous la présente comme une série d’évidences. Elle s’est banalisée au point d’imprégner tous les aspects de la vie quotidienne. D’ailleurs, nos compatriotes, bien souvent sans en avoir conscience, pratiquent la pensée unique comme monsieur Jourdain faisait de la prose. Ses préceptes s’imposent à nous comme des règles de politesse et ce n’est donc pas un hasard si on la qualifie de politiquement correcte.
Pour autant, elle n’a rien de politiquement neutre. Car cette pensée unique est sans conteste de gauche. Chacun au fond de lui-même le ressent confusément. Ceux qui penchent pour le socialisme seraient enclins à l’adopter sans grandes réserves. Et ceux dont les sympathies vont à droite seraient portés à la rejeter s’il n’y avait des pressions pour les en dissuader.
Le fait est que les caractéristiques de cette prétendue pensée correspondent, en moins structurées, aux fondements traditionnels de l’idéologie de gauche. On y retrouve l’égalitarisme, le matérialisme, l’internationalisme, le féminisme, le relativisme. Certes, la présentation est fort peu intellectuelle, mais les idées sont identiques. Il s’agit de lutter contre les inégalités et les exclusions, d’aller toujours plus loin dans la redistribution, d’adhérer au projet européiste et au processus de mondialisation. Il faut se battre pour les droits des minorités, qu’il s’agisse des immigrés, des clandestins ou des homosexuels. Quant aux valeurs, aux cultures, aux nations ou aux religions, elles se valent toutes. Et, pour les mettre sur le même plan, le plus sûr est encore de dévaloriser les nôtres et de promouvoir les autres.
Ce fatras d’idées toutes faites, aussi indigestes qu’indigentes, a pris de surcroît une dimension moralisatrice particulièrement poussée. Car, en s’imposant comme une pensée évidente qui se qualifie elle-même de correcte, elle veut s’identifier au bien. C’est donc comme une prétendue morale que la pensée unique nous est désormais présentée. Et le message devient quasi-religieux : il faut aimer tous les autres, être solidaire de tout le monde et lutter contre toutes les misères de la planète. La pensée unique est devenue une pensée magique qui transforme tout ce qu’elle touche. Il suffit d’y adhérer pour être sanctifié et de la rejeter pour être diabolisé. Si vous communiez dans ses préceptes, tout vous sera pardonné. Malheur à vous, en revanche, si vous les abjurez.
Il s’agit là d’une aberration particulièrement inquiétante car une conception dans laquelle se mêle autant de naïveté et de manichéisme conduit fatalement à la négation du politique et finit par menacer directement la démocratie. Celle-ci n’existe en effet que si le peuple peut trancher entre plusieurs options. Or, il n’y avait déjà pas de véritable alternative politique lorsque l’idéologie de gauche dominait la vie publique. Il n’y en a plus du tout maintenant qu’elle a pris la forme de la pensée unique.
Tout est fait pour nous convaincre que la question du choix n’a plus de raison d’être. Les idéologies ne sont-elles pas mortes ? La distinction entre la droite et la gauche n’a-t-elle pas disparu ? En réalité, il n’en est rien. Mais n’est-il pas plus commode pour ceux qui mènent le jeu de présenter les options qui sont les leurs comme allant de soi ? Et comment les médias, qui dirigent notre pays, résisteraient-ils à la facilité d’une telle manipulation, alors qu’ils en ont tous les moyens ?
Dans ces conditions, on ne peut éviter de se poser la question : vivons-nous encore dans un système démocratique ? Certains, comme Emmanuel Todd, n’hésitent pas à fournir une réponse tranchée et à affirmer que la démocratie française, évolue comme les démocraties les plus anciennes, lesquelles « se transforment progressivement en système oligarchique (2) ». Le pouvoir, en effet, ne vient plus vraiment du peuple, il procède d’un petit groupe dont les principaux membres sont issus des médias et dont la pensée unique constitue l’idéologie officielle.
Dès lors, tout n’est-il pas verrouillé ? Il y a bien des élections mais, quel que soit le vote des Français, il ne change rien à la situation. Nos compatriotes sont en effet grugés deux fois. Officiellement, ce sont eux qui décident mais ceux qu’ils élisent n’exercent plus le pouvoir véritable et les partis pour lesquels ils votent s’alignent sur les mêmes options, celles de la pensée unique. Certes, il ne s’agit pas d’un système dictatorial où l’on muselle les citoyens, mais d’un régime oligarchique où l’on ne tient pas compte de ce qu’ils veulent. On ne leur dit pas : « Tais-toi ! », mais « Cause toujours ! » « Vous ne voulez pas de la Turquie dans l’Europe, vous refusez la société multiculturelle, vous n’acceptez pas la mondialisation sauvage, vous les aurez quand même ! »
La démocratie dégénérant en oligarchie, l’idéologie dominante érigée en pensée magique, nous nous trouvons là en présence de deux graves dérives qui sont directement responsables de la paralysie dont notre société semble atteinte. Arrivée au terme de son cycle historique, la gauche peut se targuer d’avoir fait dépérir le politique.
Mais le soir est venu pour les magiciens du socialisme. Et il est temps de tourner la page des idées fausses qu’ils nous ont léguées.
1. Pierre-André Taguieff, Le Figaro, 27 novembre 2002.
2. Emmanuel Todd, Après l’empire, Gallimard, 2002.