Ils sont nombreux et divers, mais ils constituent une famille. Ils ont la même origine, leurs cultures sont proches et ils ont été façonnés par les mêmes religions. Ils ont tour à tour joué les premiers rôles et subi des revers. Ils ont chacun œuvré pour leur compte, mais, rassemblées, leurs œuvres constituent un trésor unique. On les a craints et admirés mais aussi méprisés et haïs. Ils ont été forts et parfois dominateurs, aujourd’hui ils sont modestes et trop souvent contrits. Ils se sont combattus, parfois dans l’honneur, parfois sans merci, mais ils sont aujourd’hui en paix. Ils ont toujours su comment se diviser, mais aujourd’hui ils ne savent pas comment s’unir.
Ce sont les peuples européens. Ils ont, l’un après l’autre, dominé le continent et marqué le monde. Chacun a engendré sa culture qui, toutes ensemble, représentent une richesse inestimable. À ce titre, les peuples de notre continent constituent une réelle communauté de civilisation. Une communauté qui pour l’instant s’incarne plus dans leur héritage commun que dans leur destin aujourd’hui incertain. Car ils ont perdu de leur superbe et n’ont plus, chacun pris isolément, la force ni le poids pour s’imposer comme par le passé. Et s’ils peuvent encore se concurrencer, ils n’ont plus de motifs majeurs pour s’affronter. Ils partagent maintenant les mêmes intérêts et subissent les mêmes menaces.
Aussi doivent-ils s’interroger sur leur avenir commun. Le monde dans lequel nous vivons n’est plus celui qu’ils ont découvert et qu’ils ont contrôlé pendant des siècles. La terre leur a échappé et les peuples qu’ils ont dominés ou les nations qu’ils ont créées ont acquis leur autonomie. Certains d’entre eux les ont dépassés, d’autres sont en train de le faire et le globe prend aujourd’hui un nouveau visage. Il se structure, selon un schéma multipolaire, autour de quelques grands ensembles parmi lesquels il y aura les États-Unis, mais aussi la Chine, l’Inde, la nébuleuse islamique. Hélas, il n’y aura pas la France ni aucune des autres nations européennes. La seule grande question qui se pose est de savoir s’il y aura notre continent.
Face à ces mutations, ma conviction est qu’il faut tout entreprendre pour que l’Europe s’inscrive dans ce nouveau cadre et que notre continent devienne, lui aussi, un grand pôle de puissance. Je pense d’ailleurs qu’il faut aller plus loin et chercher à faire de l’Europe la première puissance mondiale.
Tel devrait être le but principal de la construction européenne. Plutôt que de faire entrer l’Asie Mineure en son sein, plutôt que de l’exposer sans protection aux excès de la mondialisation, plutôt que de la faire passer sous les fourches caudines des États-Unis, plutôt que de la corseter dans un carcan réglementaire étouffant, les dirigeants bruxellois auraient dû se fixer comme principal objectif de rendre sa force à l’Europe et de donner à notre continent la première place dans le monde.
Pareil projet peut paraître utopique, mais je suis convaincu qu’il est réalisable car notre continent dispose toujours des atouts nécessaires pour y parvenir. Sur le plan économique, l’Europe se place déjà en tête puisqu’avec un PIB de dix mille milliards d’euros, elle fait jeu égal avec les États-Unis. Et s’il est vrai qu’actuellement, l’économie européenne a un taux de croissance beaucoup plus faible que celui de la Chine par exemple, le PIB de cette dernière est encore loin du nôtre en valeur absolue.
Sur le plan démographique, l’Union européenne entre aussi dans la catégorie des géants, puisqu’elle se situe en troisième position dans le monde, loin devant les États-Unis avec quatre cent cinquante-cinq millions d’habitants contre deux cent quatre-vingt-quinze millions. Et, si la population européenne est très inférieure à celle de la Chine (1,3 milliard d’habitants) ou de l’Inde (un milliard), c’est dans un rapport de un à trois ou de un à deux, ce qui ne constitue pas un handicap insurmontable.
Certes, la fécondité européenne est insuffisante et devrait faire l’objet d’une grande politique nataliste. Certes, la croissance économique de l’Union européenne est faible et devrait être stimulée par des initiatives d’envergure. Mais l’Europe dispose encore de tous les atouts pour s’imposer dans le monde. D’autant qu’en dehors du poids de son économie et de l’importance de sa population, elle n’a rien perdu de ses talents, de sa créativité et de son savoir-faire. L’Europe, si elle le décidait, pourrait sans difficulté majeure s’imposer comme la première puissance mondiale.
Le principal problème est qu’elle ne le sait pas. Et, à cet égard, j’ai été frappé par les résultats des derniers jeux Olympiques d’Athènes. Officiellement, les grands vainqueurs ont été les États-Unis d’Amérique avec cent trois médailles (dont trente-cinq en or) et derrière eux, de façon révélatrice, la Chine avec soixante-trois médailles (dont trente-deux en or). Et chacun de commenter ces résultats en expliquant qu’ils sont emblématiques des nouveaux rapports de force et qu’ils préfigurent un monde dominé par le couple sino-américain. Pourtant, si l’on additionne les médailles gagnées par les athlètes des pays membres de l’Union européenne, c’est elle qui l’emporte et de loin, écrasant tous ses concurrents avec deux cent quatre-vingt-six médailles (dont quatre-vingt-une en or).
Il ne s’agit que de sport, mais ce palmarès me paraît illustrer parfaitement la réalité géopolitique du monde d’aujourd’hui et les perspectives qui s’ouvrent à l’Europe de demain. Si celle-ci refuse de s’ériger en grande puissance, ce sont en effet la Chine et les États-Unis qui domineront le monde. Pourtant, l’Europe peut, elle aussi, devenir la première puissance mondiale.
Elle en a parfaitement les moyens et la seule question qui se pose est de savoir si ses dirigeants le veulent. Pourquoi en effet n’ont-ils pas mis en évidence ces superbes résultats de l’Europe aux jeux Olympiques ? Les médias, d’habitude si prompts à faire la promotion de la construction européenne, ont totalement passé sous silence ces scores magnifiques. Sans doute n’y a‑t-il là rien de fortuit car la classe politique et médiatique ne veut pas d’une Europe puissante et paraît tétanisée à l’idée de montrer l’Union européenne dominant tous ses concurrents.
Pourtant, n’est-ce pas une perspective plutôt séduisante que de voir notre continent reprendre toute sa place dans le monde ? N’est-ce pas autour d’un tel projet que l’on pourrait susciter enfin une véritable adhésion à la construction européenne ? Si l’Union, au lieu de se perdre dans les méandres des débats institutionnels, au lieu de s’enliser dans le marécage des réglementations tentaculaires, au lieu de céder aux chimères de son élargissement asiatique, se consacrait à tout ce qui peut renforcer sa puissance collective, tout changerait.
Si elle agissait ainsi, de façon pragmatique et volontariste, elle acquerrait une identité, elle aurait un but à atteindre, et les questions qui la paralysent aujourd’hui se trouveraient naturellement résolues. Si l’on suit cette voie, si l’on veut que l’Europe devienne la plus grande des puissances, alors tout devient simple. Il s’agit en effet d’un projet que chacun peut comprendre et auquel tout le monde peut se rallier : on sait où l’on va et ce qu’il faut faire. D’ailleurs, n’est-ce pas la seule perspective véritable qui soit offerte à notre continent ? En tout cas, Christian Saint-Étienne le souligne clairement : « Une Europe de libertés formelles qui ne serait pas une communauté de puissance ne serait qu’une coquille vide. (1) »
Je suis donc partisan de changer complètement l’orientation qui a été donnée à l’Europe depuis plusieurs décennies et, plus précisément, de faire exactement le contraire de ce qui a été fait. Aujourd’hui, Bruxelles s’occupe de tout et de n’importe quoi, sauf de l’essentiel. L’Europe de demain devrait se consacrer à l’essentiel et laisser les États s’occuper du reste. Il s’agirait pour les instances de l’Union de renoncer à la plupart de leurs compétences concernant la vie quotidienne des citoyens pour se concentrer sur tout ce qui peut rendre sa puissance collective à l’Europe.
Les domaines d’intervention de la Commission européenne n’ont actuellement plus de limites. Le diamètre des cigarettes, les dates d’ouverture de la chasse, les normes d’hygiène pour les abattoirs, rien n’échappe à sa frénésie réglementaire. Ce processus de normalisation est d’ailleurs allé si loin que l’unification juridique de l’Union européenne se trouve sans doute plus poussée que celle des États-Unis. Ainsi certains États américains appliquent-ils la peine de mort alors que d’autres l’ont abrogée. En Europe, une telle disparité est proscrite et serait jugée insupportable. Pourtant, cette diversité n’empêche nullement les Américains de constituer la première puissance mondiale. Et pour cause, le gouvernement fédéral américain se préoccupe de la puissance des États-Unis alors que la Commission de Bruxelles ignore totalement cet impératif !
Il est dès lors indispensable de redistribuer entièrement les cartes entre l’Union et les États, et ce faisant, de permettre aux pays du continent de retrouver une véritable marge de manœuvre politique. Pour autant, s’il est bénéfique que les nations disposent à nouveau d’une partie importante de leur souveraineté, je ne suis pas opposé à ce qu’elles en transfèrent une autre part à l’échelon européen, à condition toutefois que ce dernier en fasse un instrument de puissance.
Là encore il convient de changer de cap à cent quatre-vingt degrés. Aujourd’hui, la structure bruxelloise réduit au minimum la souveraineté des nations et ne fait rien de celle qui lui est déléguée. Il nous faut maintenant une Europe qui préserve au maximum le pouvoir des États et qui développe à son niveau une vraie souveraineté européenne. Sortons du débat archaïque entre souverainistes et européistes, pour ou contre les délégations de souveraineté ! La vraie question est de savoir si Bruxelles valorise ou neutralise le pouvoir qui lui est confié. À cet égard, il faut une réponse claire : les institutions européennes ne doivent plus annihiler mais démultiplier la souveraineté. Elles doivent, en d’autres termes, créer de la puissance.
C’est cet impératif qui devrait devenir, dans tous les domaines, le mot d’ordre de l’Union : renforcer la puissance collective de l’Europe. En matière économique, notre continent devrait adopter une démarche offensive. Or aujourd’hui, avec une Commission jouant un rôle purement répressif, il n’en est rien. L’action principale de cette dernière, placée sous le signe de la libre concurrence, consiste en effet à proscrire les aides aux entreprises et à limiter les regroupements ou les fusions de sociétés. Il y a quelques années, par exemple, elle a délibérément freiné le gouvernement français dans ses démarches pour sauver Alstom, prenant cyniquement le risque de voir ce fleuron de notre industrie déposer son bilan. De même, elle a interdit à Péchiney d’acquérir le Canadien Alcan, ce qui a permis à ce dernier d’acheter quelques années plus tard la société française leader dans la production d’aluminium. Dans les deux cas, la Commission a joué contre les intérêts industriels de la France et donc de l’Europe.
En rupture avec cette politique absurde, je pense que l’Union doit se préoccuper dorénavant de susciter, favoriser et encourager la création de grands groupes industriels européens capables de devenir des numéros un mondiaux. Il faut à notre continent une véritable stratégie industrielle visant à placer l’Europe en tête dans tous les domaines d’activité possibles.
Airbus, qui a réalisé l’A380, le plus grand avion de ligne jamais construit, montre ce que l’Europe peut accomplir lorsque ses gouvernements en ont la volonté et que ses industriels et ses ingénieurs travaillent ensemble pour valoriser leurs compétences. Certes, Airbus et sa compagnie mère, EADS, ne sont pas à l’abri des aléas conjoncturels, mais, en dépit des difficultés qu’ils peuvent connaître, leur succès demeure étonnant. En 1974, Airbus vendait quatre appareils quand Boeing en livrait cent quatre-vingt-neuf. En 2003, l’avionneur européen en a livré trois cent cinq et Boeing deux cent quatre-vingts. En vingt-cinq ans, Airbus a réussi à égaler le géant américain de l’aéronautique civile et à s’imposer comme l’un des deux constructeurs mondiaux. Pourquoi ne pas généraliser cette démarche ?
L’un de mes camarades de Polytechnique, occupant d’importantes fonctions à EADS, me disait combien il était frappé par la qualité des équipes d’ingénieurs européens comparée à celle des Américains. « Nous n’avons aucun complexe à avoir, me confiait-il, et je suis certain que, si c’est vrai dans mon secteur, ça l’est aussi ailleurs ! Ceux qui ne sont pas à la hauteur, ce sont les politiques. S’ils l’étaient, c’est sûr, l’Europe passerait devant les États-Unis. » Sans doute était-il grisé par le succès de l’Airbus A380, mais je suis comme lui convaincu que beaucoup de projets ambitieux sont à la portée de notre continent.
Pourquoi ne rien entreprendre de tel dans les secteurs de l’informatique, de l’électronique, de la biologie, de la robotique, de l’écologie, de l’énergie ou des nanotechnologies ? Dans tous ces domaines et dans bien d’autres, l’Union devrait chercher à placer l’industrie européenne à la première place mondiale.
Il faut, pour cela, utiliser tous les atouts possibles. Et l’euro pourrait, à cet égard, constituer un instrument particulièrement utile. Maintenant qu’il a été mis en circulation, ne pourrait-il pas servir la puissance de notre continent et faire pièce au dollar ? Aujourd’hui, la suprématie du billet vert permet aux Américains de faire payer leur déficit par le reste du monde et de placer leur système de production et d’échange à l’abri des aléas monétaires internationaux. Pourquoi l’euro n’offrirait-il pas demain à l’économie des pays européens des avantages comparables à ceux que le dollar procure à celle des États-Unis ?
Pareille mutation est parfaitement réalisable pour peu que l’Europe réussisse à faire de l’euro une véritable monnaie internationale de change et de réserve. Poussons les pays tiers à constituer leurs stocks de devises non seulement en dollars mais aussi en euros ! Le processus en ce sens est d’ailleurs déjà engagé et doit être encouragé par tous les moyens. Invitons également les entreprises européennes à libeller en euros leurs contrats à l’exportation comme à l’importation ! Facturons de la sorte nos Airbus, nos TGV ainsi que les tirs d’Ariane et payons de la même façon le pétrole et les produits chinois importés.
Si la devise européenne devient ainsi, en concurrence avec le billet vert, une monnaie du commerce mondial, les économies et les industriels européens cesseront d’être tributaires des cours du dollar et des aléas de la politique et de l’économie américaine. L’Europe disposera d’un outil supplémentaire pour sa puissance économique. Une puissance qui devrait être renforcée par la recherche et le développement dont chacun sait qu’ils conditionnent les succès industriels.
Dans ce domaine, le paradoxe est total. L’Europe, qui représente, dans l’histoire de l’humanité, le principal foyer de culture et d’intelligence et qui a apporté au monde l’essentiel de ses découvertes, cette Europe connaît aujourd’hui un déclin de la recherche et de l’innovation. Une situation d’autant plus inquiétante que beaucoup de nos scientifiques, mal soutenus, mal aidés et mal considérés, se voient contraints, pour mener à bien leurs travaux, de s’expatrier outre-Atlantique.
Il faut mettre un terme à ce processus délétère et faire de la recherche une grande priorité de l’Europe. Et, si l’Union ne doit pas se substituer aux États dans la définition et la mise en œuvre de leur politique en ce domaine, elle doit en revanche agir comme un incitateur en créant l’émulation et la dynamique. Dans cet esprit, pourquoi ne prendrait-elle pas l’initiative de grands projets qui ne peuvent pas être réalisés à l’échelle d’un seul pays mais que l’Europe dans son ensemble pourrait mener à bien ?
Pourquoi, par exemple, ne décide-t-elle pas de ravir aux Américains le leadership de la recherche spatiale ? Pourquoi ne lance-t-elle pas un vaste programme visant à installer une base habitée sur la Lune ou à envoyer des Européens sur Mars ? Ces projets, il est vrai, coûtent cher, mais, en retour, ils provoquent d’innombrables retombées économiques et scientifiques. Et y a‑t-il un meilleur moyen de rendre aux Européens la conscience et la fierté de ce qu’ils sont ? Les Chinois ont bien compris, quant à eux, quel enjeu scientifique, économique et psychologique représente la conquête spatiale, aussi me paraît-il impensable que notre continent ne relève pas ce défi et se laisse dépasser, non seulement par les États-Unis, mais aussi par la Chine.
La puissance économique, confortée par l’industrie, la monnaie et la science, est à la portée de l’Europe ; elle peut la conquérir car elle en a parfaitement les moyens. Encore faut-il qu’elle recouvre son indépendance collective qui n’est plus aujourd’hui que juridique et verbale. L’Europe est en effet tenue par toutes sortes de liens, dont la plupart d’ailleurs la soumettent à l’imperium américain. Cette réalité, qui concerne le commerce, la monnaie, la science ou l’industrie, se fait particulièrement pesante sur le plan politique et militaire et crée une situation de subordination que les pays européens ont jusqu’à présent docilement acceptée.
Il est temps maintenant de libérer notre continent de la tutelle de Washington et, pour ce faire, de rompre avec l’Otan, c’est-à-dire de couper le lien par lequel les États-Unis assurent leur domination. Je suis partisan que les États européens sortent de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord et créent à sa place une alliance autonome pour se doter collectivement de la puissance militaire et acquérir un potentiel comparable à celui des Américains.
L’Otan n’a en effet plus de raison d’être. Créée en 1949 pour faire face à l’armée rouge et contrer le bloc soviétique, elle a assuré la défense du monde libre et maintenu la paix en Europe occidentale pendant trois décennies. Par son intermédiaire, les Américains, il faut le souligner, ont suppléé les carences des pays de la Communauté européenne, lesquels avaient failli à leurs responsabilités en renonçant à assurer eux-mêmes leur propre défense.
Aujourd’hui, cependant, l’URSS et le pacte de Varsovie ont disparu et l’Otan n’a plus de réelle fonction. La protection qu’assuraient les Américains en Europe n’est donc plus nécessaire, mais la tutelle qu’ils exerçaient sur elle demeure et, chacun l’a compris, l’Organisation ne subsiste plus que pour maintenir les pays européens sous la coupe des États-Unis. Cette domination, déjà humiliante au vingtième siècle alors qu’elle avait une contrepartie, est devenue insupportable maintenant qu’elle n’a plus aucune utilité.
Les pays européens doivent retrouver un peu de dignité et de courage et sortir de l’Otan pour créer leur propre organisation militaire. Il s’agit là, j’en suis convaincu, d’une question déterminante pour notre avenir. Si les États européens continuent de passer sous les fourches caudines de l’Otan, l’Europe, et avec elle la France, sont condamnées au déclin. Si, en revanche, ils s’en émancipent et fondent ensemble une alliance militaire autonome, ils créeront une dynamique d’indépendance et de puissance qui peut conduire notre continent et notre pays à un grand renouveau.
Et que l’on ne cherche pas de mauvais prétextes diplomatiques ou financiers pour éviter de s’engager dans cette voie ! Pour peu que les pays européens le veuillent, il n’y a aucun obstacle dirimant à la réalisation d’un tel projet. N’oublions pas que l’Europe des vingt-cinq dispose d’un PIB équivalent à celui des États-Unis. Elle a donc parfaitement les moyens économiques et budgétaires de supporter un appareil militaire comparable à celui des Américains.
Sans compter qu’il n’est pas nécessaire, pour construire cette alliance, de mettre en cause la souveraineté des États et de créer, comme certains en ont le projet, une armée européenne intégrée. Mon sentiment est qu’il faut constituer une simple alliance, dont l’Otan pourrait d’ailleurs servir de modèle. L’objectif est de coordonner les différentes armées d’Europe, de standardiser leurs structures, leurs équipements, leurs armements, leurs modes d’engagement ainsi que leurs procédures tactiques et d’instituer un commandement commun.
La réalisation d’une telle alliance, indépendante des États-Unis, ne devrait d’ailleurs pas conduire les Européens à se retourner contre les Américains et encore moins à les considérer comme des adversaires. Il s’agit simplement de prendre en compte les données nouvelles du monde d’aujourd’hui. La planète n’est plus divisée en deux blocs antagonistes et, dans le monde multipolaire qui s’ouvre, chaque pôle se trouve en concurrence avec tous les autres. Les Américains l’ont bien compris qui cherchent à affaiblir l’Europe pour éviter qu’elle ne devienne une puissance rivale. Notre continent peut donc maintenir avec les États-Unis des liens privilégiés, forgés par l’histoire et justifiés par l’existence de menaces communes comme celle de l’islamisme, mais cette solidarité occidentale ne doit nullement l’empêcher de retrouver pleinement son indépendance.
Je crois que les Américains seraient les premiers à le comprendre. J’ai toujours été frappé de constater dans quelle perplexité la faiblesse des Européens plonge les sphères dirigeantes de Washington. Certes, officiellement, on s’agace chaque fois que la ligne suivie par les États européens n’est pas exactement celle du gouvernement américain, mais, dans le fond, il y a comme du mépris étonné pour ce vieux continent qui n’est plus capable de se faire respecter et de jouer des rapports de force. Comme me l’avait dit un fonctionnaire du département d’État impliqué dans une de ces structures dédiées au dialogue transatlantique, « vous autres Européens, vous ne voulez plus de la puissance, mais vous protestez quand vous la subissez ». Et d’ajouter : « Pourtant, la puissance, vous savez ce que c’est et vous l’avez sous la main ! » Suivons donc le conseil de cet expert américain et redonnons à l’Europe son indépendance et sa puissance.
Pareil redressement restera cependant insuffisant si nous ne rendons pas à notre continent la conscience et la fierté de ce qu’il est. Une entité politique qui n’affirme pas ses valeurs, ses traditions et sa culture, bref qui n’est pas fière de la civilisation qu’elle porte, ne peut pas survivre et encore moins peser dans le monde. L’identité est aussi importante que l’indépendance et la puissance.
L’Europe n’a donc aucun avenir et cessera d’exister si elle s’élargit au-delà de ses frontières naturelles en acceptant en son sein des pays qui, telle la Turquie, n’appartiennent nullement à sa civilisation. Une entité qui s’étendrait, comme en rêvent certains, du Sahara à la Mésopotamie détruirait l’Europe et ne déboucherait sur rien, sinon sur le chaos. Est-il besoin de le préciser, l’Europe doit rester européenne et n’a de sens que si elle se fonde sur la commune civilisation des peuples qui la composent. Comme l’écrit Valéry Giscard d’Estaing, « Les décisions prises sur les frontières détermineront l’identité historique et culturelle de l’Europe et affecteront la nature même du » projet » de l’Europe, c’est-à-dire le choix entre une Europe identitaire et une vaste zone à vocation strictement économique (2) ».
Faisons le choix de l’Europe identitaire et fixons-en, une fois pour toutes, les limites ultimes. Un exercice géopolitique au demeurant relativement facile à mener : ont vocation à faire partie de l’Europe tous les pays qui procèdent de sa civilisation et qui constituent son continent. Les frontières de l’Union sont donc naturelles : au nord, l’océan Arctique ; à l’ouest, l’océan Atlantique ; au sud, la mer Méditerranée. Quant à l’Est, la frontière ne peut être qu’une ligne ancrée à la Bulgarie au sud et à la Finlande au nord. Jusqu’où cette ligne doit-elle aller vers l’est ? Il est clair qu’elle ne peut comprendre la Russie qui représente une fédération beaucoup trop vaste pour faire partie de l’Union et dont la vocation est d’ailleurs de devenir par elle-même un pôle de puissance. L’Europe doit en revanche entretenir avec cette grande nation des liens d’amitié et de solidarité très étroits. C’est pourquoi il n’est sans doute pas souhaitable d’inclure, dans le périmètre ultime de l’Europe institutionnelle, des pays qui ont traditionnellement vocation à graviter dans l’orbite de Moscou, comme la Biélorussie ou l’Ukraine.
Sur la base de frontières ainsi définies, l’avenir de l’Union devrait être à la fois clair et certain. Les États qui, comme la Turquie, se trouvent à l’extérieur de cette ligne devraient y rester, quitte à signer avec l’Europe des traités d’alliance. En revanche, ceux qui sont à l’intérieur et qui n’appartiennent pas encore aux institutions européennes auraient vocation, le moment venu, à y adhérer. Ainsi pourrait se trouver définitivement établie l’identité de l’Union, non pas dans une attitude d’opposition au monde extérieur, mais dans le souci primordial d’exister par soi-même. Comme le souligne Élie Barnavi, l’Europe doit savoir définir un » eux » et un » nous « , et se doter d’une frontière, laquelle « n’est pas forcément hostile ni imperméable, elle peut, elle doit, être amicale et poreuse, mais […] il faut d’abord qu’elle existe (3) ». Il est temps de rétablir le caractère européen de l’Europe, de fixer ses frontières et d’affirmer son identité : notre continent se suffit à lui-même. Pour être une grande puissance, la Chine n’a pas besoin d’annexer l’Australie ni les États-Unis le Mexique.
Si l’Europe a besoin de frontières physiques, il lui faut aussi des frontières culturelles, c’est-à-dire une conscience de ses valeurs propres, de ses origines communes, de la grandeur de son passé, des œuvres accomplies par ses enfants. Il lui faut éprouver cette différence qui fait qu’elle existe, non pas contre les autres, mais en dehors d’eux. Cette exigence implique également de prendre en compte la dimension spirituelle de notre identité. Celle du christianisme d’abord puisque notre civilisation a été imprégnée et façonnée par des siècles de religion chrétienne, une réalité qui s’impose à tous, que l’on soit ou non chrétien et pratiquant. Mais, au-delà, elle doit retrouver cette transcendance et ce sens du sacré qui, de tout temps et en tout lieu, ont habité nos nations et leur ont donné tant de force et d’humanité. Notre continent ne rentrera pas dans l’histoire sans renouer avec ce qu’il y a de plus profond et de plus sacré dans les valeurs de sa civilisation. L’Europe doit exister de nouveau, non seulement comme une entité économique et politique, mais aussi comme une réalité culturelle et spirituelle.
Tels sont donc les principes de la nouvelle Europe qu’il faudrait promouvoir en lieu et place du projet bruxellois. Alors que les européistes cherchent à détruire les nations pour édifier une construction purement juridique, sans identité ni frontière, sans force ni souveraineté, sans souffle ni esprit, je suis d’avis qu’on fasse de notre continent une grande puissance autonome, enracinée dans sa civilisation et respectueuse des nations qui la composent. Si pareil projet voyait le jour, ce serait pour notre continent, comme pour la planète, un changement majeur et salutaire.
L’Europe pourrait en effet promouvoir une nouvelle conception des relations internationales plus équilibrée et apaisée que celle qui prévaut actuellement. Face à la mondialisation débridée qui provoque de profonds traumatismes aussi bien dans les pays riches que dans les États pauvres, elle pourrait plaider pour une régulation des échanges internationaux. Est-il bien raisonnable, par exemple, d’aller toujours plus loin dans la suppression brutale et aveugle des obstacles au commerce ? N’est-il pas temps de maîtriser un tant soit peu le processus de mondialisation et d’instaurer des écluses douanières entre les ensembles économiques homogènes ?
Un tel dispositif, établissant des taxes ou des quotas en contrepartie de coûts salariaux exagérément bas ou de taux de change monétaires ouvertement sous-évalués, permettrait de mieux préserver l’industrie des pays développés et de lutter avec efficacité contre les délocalisations. Ce serait un outil supplémentaire pour combattre le chômage en France et en Europe, mais ce serait également un instrument utile pour maintenir sur notre sol les industries indispensables à notre indépendance stratégique.
Ce processus de régulation servirait aussi à préserver les intérêts des ouvriers travaillant dans les pays émergents. Un contrôle renforcé du commerce offrirait en effet la possibilité d’interdire à l’importation ou de taxer les produits fabriqués sans respect de la dignité humaine ni des droits sociaux élémentaires ou dont les procédés de fabrication ne respectent aucune de nos normes sanitaires ni écologiques.
Une régulation internationale des échanges permettrait de limiter ou de sanctionner les pratiques illégitimes du dumping monétaire, social et écologique. Et une Europe puissante, porteuse de cette vision raisonnable et maîtrisée de la mondialisation, aurait la légitimité et la force pour faire prévaloir ce projet.
Elle pourrait également jouer un rôle déterminant pour corriger les dérives inquiétantes du capitalisme mondial. Aujourd’hui en effet, les peuples et les nations sont confrontés à un pouvoir capitalistique de plus en plus puissant, de moins en moins bénéfique, et toujours plus indépendant du pouvoir des États. Or, cette évolution n’est pas sans présenter de réels dangers.
Ainsi, le phénomène de concentration des entreprises qui semble s’accélérer paraît avoir comme seule limite le monopole ou l’oligopole. Déjà, il n’y a plus que deux constructeurs aéronautiques et combien y aura-t-il demain de banques, de compagnies d’assurance, de sociétés d’automobiles ou de télécommunications ? Si on laisse ce processus se développer jusqu’à son terme, il pourrait ne plus exister de concurrence pour défendre et protéger le consommateur. Une perspective d’autant plus inquiétante que, dans ces groupes, la logique industrielle tend à s’effacer devant la logique financière.
La mode n’est plus en effet aux capitaines d’industrie et l’objectif n’est plus d’entreprendre, mais d’acheter ou de vendre pour offrir aux actionnaires la rentabilité maximale de leur capital. Et pour cela tout est bon : on externalise ce qui peut l’être, on brade les filiales qui n’ont pas le taux de profit requis, on ferme les usines qui, bien que rentables, ne dégagent pas suffisamment de bénéfice, on licencie et on sous- traite pour tout concentrer sur le centre de profit. Les grandes sociétés ne se préoccupent plus vraiment de leurs clients, encore moins de leurs salariés, elles ne s’intéressent plus qu’à leurs actionnaires.
Cet état d’esprit conduit d’ailleurs les capitalistes occidentaux à délocaliser toujours davantage vers l’Asie. Un processus qui n’a pas non plus de limites puisque sont maintenant concernées non seulement les activités à forte main-d’œuvre mais aussi celles qui font appel à la technologie de pointe. Les responsables des grands groupes occidentaux se trouvent donc engagés dans un processus à la fois mortifère et suicidaire qui, source de précarité, suscite déjà beaucoup de troubles sociaux et peut à terme mettre en cause notre prospérité et menacer nos intérêts vitaux.
L’Europe devrait donc lancer une réflexion d’envergure pour freiner, enrayer, contrôler, maîtriser et réorienter ces mécanismes malsains et faire à nouveau prévaloir l’intérêt général, celui des peuples et des nations.
Elle pourrait, dans le même esprit, mener le combat pour la sauvegarde des équilibres écologiques de la planète et celui du développement des régions les plus en retard comme l’Afrique. Certes, l’Union européenne se préoccupe déjà de ces causes, mais elle ne les défend que par le verbe. Ne disposant d’aucun véritable poids politique, elle est certes écoutée avec sympathie, mais son engagement reste purement symbolique. Si demain l’Europe devenait une grande puissance, son discours et ses exigences auraient une tout autre portée. Elle pourrait faire triompher ses vues et peser réellement sur l’évolution du globe.
En ce sens, on voit que la construction d’une puissance européenne servirait la paix et l’équilibre du monde. Aujourd’hui, la planète se trouve placée sous l’influence exclusive d’une superpuissance aux positions parfois excessives. De plus, les forces économiques et diplomatiques qui régissent le globe se révèlent souvent brutales et manquent de modération. L’Europe, grâce à sa maturité historique et aux valeurs de sa civilisation, reste, plus que toute autre, porteuse d’équilibre et de mesure. Son émergence comme grand pôle de puissance conduirait à stabi-liser, à réguler et à pacifier la vie internationale.
Comme me le confiait l’ambassadeur d’un pays africain en poste à Paris, « la France est maintenant trop petite à l’échelle de notre continent. Les Américains de leur côté ne comprennent rien à notre culture et à nos mentalités. L’idéal pour nous ce serait une Europe qui compte et qui agisse ! ». Le retour de l’Europe serait à l’évidence bénéfique pour l’ensemble de la planète.
Il le serait aussi pour les peuples européens. En retrouvant collectivement la puissance, ceux-ci occuperaient à nouveau dans l’histoire et dans le monde une place conforme à leur passé et à leur génie propre. Ils reprendraient confiance en eux-mêmes et se sentiraient naturellement portés à aller de l’avant, à innover et à entreprendre. On peut penser que beaucoup des problèmes qui demeurent aujourd’hui irrésolus trouveraient dès lors leur solution. Car les peuples puissants connaissent le succès, ce sont des peuples que l’on respecte, que l’on admire, aux valeurs desquels on adhère, dont on aspire à devenir les amis et que l’on cherche à imiter.
Ainsi, par exemple, je suis convaincu que le retour de la puissance en Europe entraînerait un renouveau de la culture et de l’art sur le continent. Ceux-ci, l’histoire nous l’enseigne, vont souvent de pair avec la vie et le mouvement. Ce n’est pas un hasard si, dans le passé, les artistes appréciaient la cour des monarques puissants, s’ils fréquentaient les grandes capitales et si aujourd’hui ils manifestent une dilection particulière pour New York.
En retrouvant sa puissance, son indépendance et son identité, l’Europe serait en mesure de reprendre sa place dans le monde et de jouer à nouveau un rôle bénéfique pour les nations qui la composent comme pour les peuples de la terre.
Notre continent et notre civilisation doivent faire leur retour sur scène. Il est temps de frapper les trois coups pour l’Europe.
1. Christian Saint-Étienne, La Puissance ou la Mort, Le Seuil, 2003.
2. Valéry Giscard d’Estaing, Le Figaro, 6 mars 2005.
3. Op. cit.