Personne ne les connaît et pourtant ils régissent notre vie. Ils parlent toutes les langues, mais ils ont du mal à se faire entendre. Ils travaillent dans des immeubles de verre et de béton comme on en trouve partout, mais nul ne sait qui ils sont, d’où ils viennent et comment ils sont arrivés là. On ne les voit jamais, mais ils sont plus puissants que tous ceux qu’on voit à la télévision. Ce sont des personnages ordinaires, gris, anonymes et interchangeables, mais ils peuvent faire plier les États. Ils n’ont pas de nom, mais ils imposent leurs normes. On ne connaît pas leurs fonctions, mais ils réglementent les métiers. Ils ne parlent pratiquement jamais en public, mais leurs textes sont plus forts que nos lois. On ne sait pas où ils veulent aller, mais ils nous y emmènent.
Ce sont les eurocrates, les fonctionnaires de l’Europe bruxelloise. Commissaires et collaborateurs de tous rangs, ils dirigent l’Europe. Quelles que soient les structures politiques et démocratiques censées les coiffer, ils mènent le jeu et prennent l’initiative de tout ce qui se passe à Bruxelles. Ce sont eux qui assurent la continuité et la permanence des structures européennes. Jamais élus, toujours nommés, ils ne rencontrent pas les peuples européens. Tout se passe par l’intermédiaire de règlements ou de directives qu’ils dictent aux gouvernements nationaux. Ils incarnent l’Europe bruxelloise dont on nous dit qu’elle est l’Europe et qu’elle est notre avenir.
Sans doute n’y a‑t-il pas, dans le discours dominant, de mots d’ordre plus puissants que celui-là. L’Europe est le premier credo du politiquement correct, le principal dogme de la pensée unique et, à ce titre, un sujet d’actualité permanent. Elle occupe régulièrement le devant de la scène médiatique. Elle s’insinue partout et se mêle de tout. On la trouve sur les étiquettes des produits qui nous sont vendus, dans les règlements qui nous sont imposés, sur les plaques minéralogiques des voitures dans lesquelles nous roulons et sur les passeports avec lesquels nous voyageons. On la trouve même à côté du drapeau français dans toutes les manifestations officielles.
Omniprésente dans notre vie quotidienne, l’Europe est, nous dit-on, bénéfique, nécessaire et inéluctable. Elle incarne tout à la fois la modernité, le progrès et le futur. Il faut s’y préparer, s’y adapter, s’y habituer. Et honte à ceux qui mettraient en doute pareille vérité ou qui auraient à son égard quelques réticences : ils ne peuvent être que des ringards ou des passéistes à courte vue. L’avenir n’est plus dans les nations. La France, l’Allemagne, l’Italie sont vouées à s’estomper, à se diluer et à disparaître. Il faut détruire les frontières, abattre les barrières, combattre les préjugés. Le soleil se lève à Bruxelles.
Peu importe que ce soleil soit gris et que les structures européennes soient si peu appréciées par les peuples ! Peu importe qu’elles imposent partout des règles contraignantes et souvent traumatisantes ! Peu importe que l’abaissement des frontières européennes ait multiplié les délocalisations, amplifié l’immigration clandestine et facilité tous les trafics ! L’Europe doit poursuivre son chemin. Il faut sans cesse l’élargir à d’autres pays, augmenter ses compétences, la doter de nouvelles institutions.
Surtout, nul ne doit freiner sa progression sinon, nous explique-t-on, le pire pourrait survenir : l’Europe serait en panne. Pourtant, lorsqu’elle paraît en bonne santé et qu’elle « avance », rien ne semble aller mieux. Le traité de Maastricht devait accélérer la croissance économique de l’Union, réduire le chômage et améliorer le niveau de vie des Européens. Rien de tel n’est survenu. Depuis son entrée en vigueur, le taux d’augmentation du PIB de la zone euro plafonne à deux pour cent, un chiffre deux fois inférieur au taux moyen de la planète.
Mais ce marasme n’ébranle nullement les partisans de Bruxelles. Pour que l’Europe aille mieux, nous disent-ils, il faut encore plus d’Europe, plus de règlements, plus d’institutions, plus de pays membres. Une fuite en avant qu’on a même érigée en doctrine. Comme me l’affirmait, avant le référendum sur la constitution européenne, un haut fonctionnaire de la Commission, manifestement plus lucide que d’autres, « l’Europe est en déséquilibre permanent, il faut sans cesse un nouveau traité pour avancer, sinon on recule. Le problème, c’est qu’avec cette méthode, personne n’y comprend plus rien ». C’est pourquoi il faut inlassablement travailler l’opinion et expliquer aux Français et aux Européens qu’ils ont tort de douter de Bruxelles.
Pourtant, rien n’y fait et la victoire du non au scrutin référendaire de mai 2005 a montré de façon spectaculaire que nos concitoyens sont de plus en plus nombreux à se poser des questions : depuis le temps qu’on nous en parle, à quoi nous a servi l’Europe ? Le chômage, la précarité et l’immigration ont-ils reculé ? Sommes-nous plus forts, plus respectés ? Que nous a apporté l’euro ? Pourquoi faut-il faire adhérer la Turquie à l’Union ? Finalement, où veut-on nous emmener avec cette Europe que personne n’arrive à définir clairement ?
Les Français ont bien raison de rester sceptiques, de se méfier et de s’interroger. Cette organisation qui siège à Bruxelles, dirigée par une Commission anonyme dont on ne discerne ni les buts ni les modes de fonctionnement, peut-elle réellement défendre l’Europe et sauvegarder ses intérêts ? Cette structure mal identifiée qui vient sans cesse imposer de nouvelles règles, est-elle vraiment bénéfique pour notre continent et ses habitants ? Cette institution qui cherche à supplanter progressivement les États, dispose-t-elle d’une réelle légitimité pour construire l’avenir des Européens ?
Personnellement, je ne le crois pas. Et cela pour la raison fondamentale que les institutions européennes ne construisent pas l’Europe ! Deux idées forces sous-tendent en effet le projet européiste : la première prône la libéralisation et l’ouverture des marchés, la seconde met en avant la démocratie et les droits de l’homme.
L’Union européenne se déclare certes compétente dans pratiquement tous les domaines, mais c’est bien l’économie qui a, de tout temps, représenté l’essentiel de sa sphère d’intervention. Et, dans ce secteur, sa ligne directrice a toujours été l’édification d’un grand marché unique organisé selon les principes du libéralisme. Un libéralisme qui doit s’épanouir à l’intérieur de l’Union, mais qui doit aussi la conduire à s’ouvrir aux échanges mondiaux. En clair, la principale activité de Bruxelles consiste à libéraliser toujours plus les économies européennes pour les intégrer au monde globalisé.
Quant aux droits de l’homme, ils ne constituent certes pas un secteur d’activité important en soi, mais ils représentent l’essentiel des références de l’Union et servent même à la définir. Ainsi, dans le projet de constitution européenne rejeté par la France en mai 2005, la seule condition exigée d’un État pour faire partie de l’Union était son adhésion à une série de valeurs relevant toutes des droits de l’homme.
L’architecture de cette constitution avortée conforte d’ailleurs mon propos. Car, si le titre I définissait les institutions, le titre II était entièrement consacré aux droits de l’homme et le titre III aux différentes politiques, c’est-à-dire pour l’essentiel à la libéralisation économique. Ces deux notions se trouvent donc bien au centre de l’entreprise bruxelloise puisqu’elles occupaient, dans l’esprit des constituants, autant de place que les institutions elles-mêmes.
Or, aucun de ces deux principes ne peut être fondateur de l’Europe, car, de toute évidence, ils n’ont l’un et l’autre rien de spécifiquement européen. Ils relèvent plutôt de l’idéologie mondialiste et en constituent même les deux piliers. Selon cette doctrine, en effet, le monde doit être unifié par les échanges économiques dans le cadre d’une libéralisation intégrale. Quant aux droits de l’homme, ils doivent former le socle des valeurs communes à la planète. Dès lors, on le voit, les européistes prétendent construire l’Europe en utilisant les outils des mondialistes. Et, plutôt que l’Europe, n’est-ce pas, en réalité, le monde globalisé qu’ils sont en train d’édifier ? Comme l’affirme Élie Barnavi, historien et ancien ambassadeur d’Israël en France, « Si l’Europe ne se définit que par les droits de l’homme, elle n’existe pas (1) ».
En m’interrogeant sur le rôle du libéralisme et des droits de l’homme dans le dispositif bruxellois, je ne songe pas un instant à mettre en cause le principe même de ces deux notions. Je suis en effet profondément attaché à la démocratie ainsi qu’aux droits fondamentaux des personnes et par ailleurs totalement convaincu de l’effet bénéfique des libertés économiques. Ce que je conteste, c’est l’utilisation partisane qui est faite de ces deux notions pour tenter de dissoudre les communautés humaines et, en l’occurrence, les nations mais aussi l’Europe.
Ainsi, en s’appuyant sur une interprétation tendancieuse des droits de l’homme, les européistes, qui condamnent déjà la préférence nationale, refusent-ils également la préférence européenne. Une préférence pourtant prévue à l’origine dans le traité de Rome. On ne veut pas privilégier les nations, mais on ne veut pas non plus favoriser l’Europe ! Ce qui est, somme toute, logique lorsqu’on ne cherche pas à la construire.
De même, pour mener leur projet libéral, les autorités bruxelloises, qui ont détruit les frontières économiques entre les États membres, ont également fait largement disparaître celles qui séparent l’Union du reste du monde. On veut ouvrir les nations à l’Europe, mais on veut aussi élargir notre continent à la planète entière. Ce qui est assez naturel lorsqu’on se préoccupe plus de globalisation mondiale que de construction européenne.
Si donc le libéralisme et les droits de l’homme constituent les moteurs de l’entreprise bruxelloise, on est en droit de se demander si c’est bien l’Europe que les européistes prétendent édifier. Il y a en effet de par le monde de nombreux pays qui pratiquent la démocratie, respectent les droits de l’homme et qui sont organisés selon les principes du libéralisme économique. Pour autant, ces États n’ont rien à voir avec notre continent et n’ont pas vocation à en faire partie. On imagine mal en effet l’Australie, le Canada ou le Mexique faisant partie de l’Union.
C’est pourtant bien dans cet esprit que les européistes sont favorables à l’adhésion de la Turquie. Ce pays est contigu à l’Europe et pratique le libéralisme économique. Il suffit qu’il fasse encore quelques efforts dans le domaine des droits de l’homme pour que rien, selon eux, ne s’oppose à son entrée. S’il n’y avait pas la résistance des peuples, cela irait de soi. Car, peu importe qu’il s’agisse d’un pays asiatique, de religion musulmane et d’histoire ottomane, peu importe qu’il n’ait donc rien d’européen, s’il respecte les deux critères bruxellois, il a, nous dit-on, toute sa place dans l’Union. L’Europe n’a pas besoin d’être européenne !
Tel est bien le message implicite que les autorités de Bruxelles adressent aux candidats à l’adhésion. Lorsqu’il y a quelques années déjà, j’avais reçu une délégation de parlementaires turcs venus plaider la cause de leur pays, je m’en étais rendu compte de façon assez inattendue. L’essentiel de leur argumentation consistait en effet à m’expliquer que leur économie fonctionnait maintenant selon les principes du marché libre. « Quant aux droits de l’homme, m’avaient-ils affirmé, les progrès ont été considérables. » En réponse, je leur avais fait valoir que la Turquie — que je connais bien et que j’apprécie — n’est pas un pays européen. Et, à l’évidence, mes propos les avaient pris complètement au dépourvu : « Oui, c’est en partie vrai, m’avaient-ils répondu, mais cet aspect du dossier n’a jamais été soulevé par nos interlocuteurs bruxellois. »
La question turque est pourtant fondamentale. Car l’adhésion de cet État à l’Union ne manquerait pas de provoquer des troubles très graves. Il s’agit en effet d’un pays qui compte déjà soixante et onze millions d’habitants et dont la population atteindra quatre-vingt-dix millions d’ici à vingt ans. Or, les Turcs sont déjà très nombreux à s’être installés dans les pays d’Europe occidentale où ils constituent, à côté des Maghrébins et des autres musulmans, une part non négligeable de la population immigrée. S’ils acquéraient — comme c’est de droit pour tous les pays membres — la liberté de circulation sur le territoire européen, ils seraient innombrables à vouloir rejoindre leurs compatriotes déjà implantés sur notre sol.
Par ailleurs, la différence de niveau de vie entre l’Europe et la Turquie est considérable : le PIB n’atteint pas là-bas six mille euros par habitant, alors qu’il dépasse vingt et un mille euros dans l’Union. Une disparité qui ne manquerait pas de créer de graves déséquilibres dont les travailleurs français et européens feraient les frais. Non seulement ils se verraient concurrencer sur leur propre sol par la main-d’œuvre bon marché des immigrés turcs, mais de nombreuses entreprises ne résisteraient pas à la tentation de délocaliser leurs activités en Asie Mineure. L’adhésion de la Turquie se solderait par une nouvelle atteinte à notre identité et une recrudescence du chômage.
Quand on mesure le choc que produit déjà l’élargissement de l’Union à dix petites nations, pourtant européennes et chrétiennes, on imagine le traumatisme que provoquerait l’entrée dans l’Europe d’un grand pays asiatique et musulman. Si donc les responsables européens ignorent cette réalité pourtant évidente et maintiennent, envers et contre tout, leur projet turc, c’est que l’adhésion de ce pays constitue pour eux un objectif stratégique essentiel. Un objectif qui révèle bien la nature profonde de leurs intentions. Avec la Turquie, pensent-ils, on dépasserait enfin les limites étroites du continent européen et surtout on éviterait que l’Europe ne reste un « club chrétien ». Car l’Union doit remplir sa fonction universaliste et, pour ce faire, il est primordial de sortir définitivement du cadre étriqué et suranné de l’Europe charnelle et enracinée.
On comprend mieux dès lors pourquoi les frontières ultimes du projet bruxellois n’ont jamais été définies. Pour les européistes, qui ne construisent pas l’Europe, il n’y a en effet pas de limite à l’extension de l’Union. Après l’entrée de la Turquie, ils envisagent déjà le cas du Maroc et de la Tunisie. L’ancien secrétaire d’État américain Colin Powell, qui, comme beaucoup d’Américains, aime bien parler pour les Européens, est même allé jusqu’à vanter les mérites du Kirghizistan comme candidat à l’Union. Et, dans son esprit, il n’y a là rien d’absurde puisque le Kirghizistan, bien que situé au fin fond du continent asiatique, est devenu une démocratie et abrite même une base militaire américaine !
Il apparaît donc clairement que cette construction prétendument européenne n’a rien d’européen. Elle ne sert pas l’Europe et ne mène pas à l’Europe. Il ne s’agit pas, en effet, d’abattre les nations pour ériger une super-nation, mais de détruire les États afin de les intégrer à un ensemble voué lui-même à se diluer dans le reste du monde. L’Europe de Bruxelles est une machine à dissoudre : c’est là que se situe sans doute la source de toutes les confusions et de tous les errements de ces dernières années. L’un des mots d’ordre les plus puissants de la vie politique se révèle mensonger car la construction européenne ne construit pas l’Europe.
Les institutions bruxelloises mènent en réalité un projet mondialiste dont l’Europe n’est, dans cette perspective, qu’un support, voire un prétexte. Et comme les peuples européens ne partagent pas cette vision, on ne l’exprime pas, on la laisse à l’arrière-plan. Elle n’est pas, à proprement parler, dissimulée, elle reste simplement implicite. Il n’y a pas de mensonges, il y a des non-dits. Mais, n’est-ce pas pour cela, n’est-ce pas parce qu’ils ne peuvent pas affirmer ouvertement leurs intentions, que les responsables bruxellois avancent à petits pas, traité après traité, si possible avec des textes incompréhensibles pour le grand public ? Comment, sinon, obtenir des peuples un blanc-seing démocratique pour un projet qu’ils n’approuveraient pas s’il leur était clairement expliqué ? Toute l’entreprise bruxelloise s’est ainsi bâtie peu à peu, dans une complexité et une progressivité délibérée, afin de contourner les peuples et d’agir sans leur soutien mais, si possible, avec leurs votes.
Comment, dans ces conditions, s’étonner que Français et Européens manifestent si peu d’enthousiasme pour les manigances des européistes ? Même s’ils n’ont pas entièrement saisi de quoi il s’agit, ils ont parfaitement compris que ce plan ne correspond pas à ce qu’ils souhaitent. Et ils n’hésitent d’ailleurs pas à le faire savoir quand l’occasion leur en est fournie, comme ce fut le cas pour les Français et les Néerlandais lors du référendum sur la constitution européenne.
Paradoxalement, c’est donc au nom de l’Europe qu’il faut remettre en question l’entreprise bruxelloise. Celle-ci est une idée fausse et même une tromperie car elle ne sert nullement l’intérêt des Européens. Elle poursuit la chimère d’un monde globalisé dont l’Europe serait l’avant-garde et le modèle. Elle ne cherche pas à défendre l’identité de notre civilisation ni à renforcer la puissance de notre continent. Son but est d’édifier, dans le dos des peuples, une entité purement idéologique et juridique.
Les Européens n’ont rien à attendre d’un projet qui n’est pas conçu pour eux. Il n’y a pas d’avenir sous le soleil gris de Bruxelles.
1. Élie Barnavi, Le Point, 5 janvier 2006.