Il vivait dans l’antiquité et résidait à Corydalle en Attique. Certains voient en lui un simple brigand, d’autres le fils d’un dieu. Pour beaucoup, il n’est qu’un personnage de la mythologie. Mais tous le connaissent pour la torture qu’il infligeait à ses prisonniers : les faire s’allonger sur un lit, leur couper les jambes si elles dépassaient, les étirer si elles étaient trop courtes.
Son nom est Procuste, fils de Poséidon, et sa mémoire a traversé les siècles. Par ses exactions sanglantes, il est devenu le symbole de l’obsession égalisatrice. Une utopie qui de tout temps a habité l’esprit des hommes et qui est aujourd’hui plus actuelle que jamais. Si elle ne se manifeste certes plus par des actions violentes, elle demeure cependant omniprésente dans la France du début du vingt et unième siècle. Et si, bien sûr, il n’est plus question d’égaliser la taille physique des individus, l’objectif n’en est que plus ambitieux puisqu’il s’agit de combattre toute différence entre les hommes.
Les Procuste d’aujourd’hui sont en effet convaincus que l’indifférenciation est la condition du bonheur de l’humanité, qu’elle est bénéfique sous toutes ses formes, dans tous les domaines, en toute circonstance et qu’il faut donc la rechercher toujours et partout. Ils la présentent généralement comme un impératif d’égalité, créant ainsi au bénéfice de leur utopie une trompeuse légitimité. Car l’égalité des droits est une valeur propre à notre société. Il s’agit d’un principe fondamental inscrit dans la devise de notre République auquel je suis particulièrement attaché. Ce n’est cependant pas cette légitime égalité des citoyens devant la loi qui est aujourd’hui poursuivie, mais une égalisation absolue des situations visant à effacer toute différence, à niveler toute altérité, à araser toute spécificité.
Cette quête de l’indistinct est menée sans retenue et sans limite dans l’ensemble de notre société. Philippe Muray la dénonce comme un jeu pervers « où le respect des différences cède devant l’amalgame, où le brouillage des frontières est une vertu, où l’illimité est la seule frontière admissible, où il n’y a plus de sexes, plus de compétences reconnues, où saccager les derniers repères est un sport d’équipe (1) ».
Ainsi recherche-t-on le progrès dans la suppression de toute distinction entre les sexes, mais aussi entre les bons et les mauvais élèves, entre les riches et les pauvres, entre les hétérosexuels et les homosexuels, entre les étrangers et les citoyens. Et s’il ne s’agit évidemment pas de nier la réalité de ces groupes, l’objectif est d’en gommer au maximum toutes les spécificités, qu’elles soient juridiques, financières, visuelles ou simplement pratiques.
S’agit-il des immigrés ? Il faut aller au-delà du principe légitime de non-discrimination légale pour proscrire toute attitude privée de préférence en interdisant par exemple aux propriétaires de choisir leurs locataires et aux employeurs leurs employés. De même faut-il faire disparaître la singularité des homosexuels. Ceux-ci doivent devenir en tout point comparables aux hétérosexuels et donc pouvoir se marier, divorcer, avoir des enfants et fonder une famille comme si de rien n’était.
L’objectif est d’aller vers toujours plus d’unité et d’homogénéité dans la société en alignant chacun, quel qu’il soit, sur les mêmes standards. Un objectif de réduction générale des différences qui obsède l’intelligentsia depuis déjà de très nombreuses années, comme me l’avait déjà montré en 1982 cette commission d’experts du RPR à laquelle je participais. Celui qui l’animait, un technocrate devenu depuis un notable de la République, m’avait alors profondément choqué. « Sur le plan social, avait-il annoncé, notre axe directeur doit être la lutte contre les inégalités. Il faut reprendre ce thème à la gauche et aller plus loin en affichant un objectif de lutte contre les exclusions. » Le terme, au demeurant prémonitoire, ne fut pas repris par le RPR, mais, depuis cette époque, l’obsession uniformisatrice a fait du chemin.
Il s’agit maintenant d’unifier les individus et les groupes pour qu’ils forment un tout indifférencié. Cette volonté de détruire les différences n’est certes pas présentée de façon explicite comme un projet global. Pourtant, elle concerne chaque secteur de la société et se trouve toujours présentée comme un impératif bénéfique et équitable. Dans certains cas, il faut lutter contre les exclusions, dans d’autres il faut s’attaquer aux inégalités, parfois il s’agit de combattre les discriminations et il est toujours question de réduire les injustices. Mais dans tous les cas le processus est le même : pousser le plus loin possible l’uniformisation et le nivellement. Et si cette entreprise se trouve, au départ, justifiée par des arguments souvent fondés, elle devient vite néfaste et dangereuse par l’excès avec lequel on la met en œuvre jusqu’à l’absurde.
« Toutes les frontières sont ainsi abolies, observe à cet égard Éric Zemmour, tout vaut tout, plus de sacré et de profane, plus de privé et de public, plus d’indigène et d’étranger, plus de pur et d’impur. Plus d’homme ni de femme. (2) » La suppression des différences entre les sexes devient ainsi l’une des obsessions de l’époque. À l’origine, il y a l’impératif, que je considère bien sûr comme légitime, de donner aux femmes toute leur place dans la société. N’était-il pas absurde de tenir à l’écart les ressources et les talents d’une moitié de la population alors qu’elles pouvaient être mobilisées au service de la communauté nationale ? Et la féminisation de certaines professions ne s’est-elle pas révélée très positive par les qualités que les femmes y ont apportées ? Aussi suis-je partisan d’assurer pleinement cette égalité de droit entre les hommes et les femmes, notamment dans le monde du travail en termes de rémunération et de carrière.
Mais, bien que cet objectif n’ait pas encore été parfaitement atteint, les sectateurs du nivellement sont déjà à l’œuvre pour aller beaucoup plus loin : ils veulent maintenant assurer la parité absolue dans tous les secteurs d’activité, y compris dans ceux qui requièrent des aptitudes plutôt propres à l’un ou à l’autre des sexes. Et, on s’en doute, ils ne seront satisfaits que le jour où les femmes occuperont exactement cinquante pour cent des postes dans toutes les professions, y compris chez les manœuvres du bâtiment, chez les pompiers et les sages-femmes.
Et si pareille égalité ne se met pas naturellement en place, ils demanderont évidemment qu’on recoure à la contrainte. C’est déjà le cas dans le domaine politique où la parité est devenue obligatoire pour la plupart des élections. Et, en attendant qu’un tel impératif s’impose dans les autres secteurs de la vie nationale, les médias organisent, dans leurs fictions, une propagande artificielle et systématique en ce sens. Déjà, les feuilletons télévisés montrent des femmes jouant tous les rôles traditionnellement dévolus aux hommes. Et s’il est naturel et normal de voir des femmes occuper des fonctions d’autorité, il est ridicule que les chaînes de télévision ne montrent pratiquement plus un film policier ou une série dans lesquels l’inspecteur de police, l’adjudant de gendarmerie ou le juge n’est pas une femme.
La parité devient d’ailleurs un sujet prioritaire. Lors du défilé militaire du 14-Juillet, l’intérêt des commentateurs télévisuels ne se porte plus sur les moyens et les capacités de l’armée française, mais sur la féminisation des troupes. Et les journalistes de compter les femmes dans les rangs, d’établir le palmarès des unités les plus féminisées et de comparer les tenues des deux sexes.
À l’école, cette obsession indifférencialiste a pris une tournure plus préoccupante car, en l’occurrence, ce ne sont pas les différences d’apparence que l’on cherche à gommer mais celles de l’intelligence et des talents. Depuis maintenant plusieurs décennies, l’Éducation nationale ne se préoccupe plus en effet de pousser chaque élève au maximum de ses capacités, mais d’assurer une parfaite égalité. Non pas une égalité des chances mais une égalité des résultats, quitte à favoriser les moins doués au détriment des meilleurs, pour qu’au final chacun se retrouve au même niveau.
Cette volonté uniformisatrice, affirmée avec constance et détermination, a conduit à la mise en place du collège unique. Elle a imposé la suppression des classements, des prix et souvent des notes chiffrées, quand ce n’est pas des notes tout court. Elle a mené à la création des ZEP, les zones d’éducation prioritaire, qui permettent aux écoles dont le niveau est le plus bas d’obtenir des crédits supplémentaires. Elle a provoqué des réformes pédagogiques récurrentes dont l’esprit est de réduire toujours plus le temps consacré à l’instruction, au profit d’activités dites d’éveil. Elle a enfin suscité un relâchement des exigences en termes d’effort et de discipline.
L’idée qui inspire cette entreprise est d’ailleurs toujours la même : il s’agit, en étant moins exigeant sur le travail fourni par les élèves, d’éviter que les moins brillants ne soient par trop pénalisés et, en multipliant les activités non scolaires, de leur offrir une chance de s’exprimer différemment et donc de briller autrement. Si tout cela ne pénalisait pas les enfants les plus doués, si tout cela n’entraînait pas une baisse générale du niveau, je ne m’inquiéterais pas. Malheureusement, ce n’est pas le cas et cette politique scolaire s’avère lourde de conséquences.
Dans le domaine économique et social, il en va de même, car ce qui perturbe gravement le monde scolaire y produit également des ravages. En effet, les adeptes de l’indifférenciation n’acceptent pas plus les disparités de revenus et de richesses qu’ils ne supportent les différences de sexe ou d’intelligence. Il leur faut donc réduire aussi ces inégalités et normaliser la société avec plus d’ardeur encore qu’à l’école, car, si l’on ne peut pas partager son intelligence, on peut en revanche partager ses revenus.
La méthode consiste à ponctionner et à redistribuer : d’un côté, il faut alourdir les impôts et augmenter les charges en prélevant de la richesse là où on la crée et, de l’autre, il faut verser l’argent à ceux qui n’en ont pas sous la forme d’une prestation ou d’une allocation. Et, naturellement, bien qu’on aille toujours plus loin dans cette voie de la redistribution autoritaire, on n’en fait jamais assez. Qu’à cela ne tienne, si le partage des revenus n’est pas suffisant, on partagera aussi les emplois ! Que ceux qui sont en activité travaillent moins pour permettre à ceux qui sont au chômage de travailler un peu ! Ramenons donc la durée légale du travail hebdomadaire à trente-cinq heures et rationnons les emplois pour en donner à chacun ! Et si cela ne suffit toujours pas, il faudra aller encore plus loin, jusqu’à l’éradication totale des différences. Le problème est que ce combat n’a évidemment pas de fin, car l’objectif recule à mesure que l’on croit avancer. Et pour cause, nous sommes en pleine utopie !
Cette quête forcenée de l’uniformisation, parce qu’elle défie les lois de la nature et qu’elle nie les réalités du monde, n’apporte pas le bonheur aux hommes et risque au contraire de les placer dans des situations catastrophiques. Idéal sans fondement, idée fausse et faussement généreuse, l’indifférencialisme apparaît bien pour ce qu’il est : une vue de l’esprit particulièrement pernicieuse.
N’est-il pas, par exemple, totalement absurde de croire que la société sera plus belle et l’humanité plus harmonieuse lorsque l’on aura procédé à une masculinisation des femmes et à une féminisation des hommes ? Vouloir aller contre la diversité de la nature peut mener à de graves mécomptes. S’il faut en effet donner à la femme toute sa place et tous ses droits dans notre société, il est en revanche néfaste de rechercher une parité obligatoire et absolue. Car une telle entreprise conduirait à nier la complémentarité des sexes et la spécificité féminine. Elle aboutirait à refuser à la femme d’être ce qu’elle est et d’accomplir ce à quoi elle aspire naturellement. La vérité se trouve dans la liberté et non dans le nivellement, dans la complémentarité et non dans l’alignement.
N’est-il pas tout aussi ridicule de vouloir supprimer les différences de talent et de don ? On peut certes déplorer que la nature en ait doté inégalement les individus, mais cette réalité s’impose à nous et se révèle au demeurant plus complexe qu’il n’y paraît. Car les aptitudes sont si diverses que nul ne peut prétendre être le meilleur dans tous les domaines et qu’il est donc impossible de classer les êtres humains, chaque être restant unique et, à ce titre, incomparable.
Aussi est-il stupide de vouloir entraver l’affirmation des talents et d’empêcher par exemple les élèves les plus brillants de donner le meilleur d’eux-mêmes. Il s’agit là d’une attitude à la fois injuste pour eux et néfaste pour la société car priver certains enfants de la possibilité de cultiver leurs dons constitue une forme de mutilation intellectuelle que l’école pratique hélas trop souvent. Et je ne parle pas seulement des « forts en thème » car la diversité des talents est telle que c’est dans chaque domaine que les plus doués pourraient s’épanouir si des filières plus différenciées leur étaient offertes. En refusant les classes de niveau, la sélection et l’émulation, le monde scolaire crée donc une formidable injustice à l’encontre des meilleurs élèves.
Injustice certes, mais aussi formidable gâchis pour la société. Chacun sait pourtant que les performances de notre nation reposent sur la qualité de ses cadres. Si donc l’Éducation nationale tire le niveau vers le bas, elle réduit délibérément les capacités de la France à donner le meilleur d’elle-même et à remporter des succès. Certes, le processus de dégradation est lent mais, dans la durée, il devient inexorable. Or, cela fait maintenant des décennies que les sectateurs du nivellement sont à l’œuvre à l’école. Et beaucoup commencent maintenant à constater la faiblesse de la formation générale des étudiants, que ce soit à l’université ou dans les classes préparatoires. Le pire d’ailleurs est que ce déclin de l’intelligence ne profite nullement aux élèves les moins doués dont le niveau, lui aussi, ne cesse de diminuer.
Mais ce qui est vrai à l’école vaut aussi pour l’économie. Croire que le chômage ou la pauvreté pourront être vaincus par une simple action uniformisatrice de ponction et de redistribution constitue une absurdité aux conséquences catastrophiques. Car le partage ne vaut que s’il y a quelque chose à partager. La question première n’est donc pas celle de la répartition des richesses mais celle de leur création.
La production d’un pays ne relève pas d’un mécanisme simple qui fournirait chaque année des bénéfices assurés. Elle est le fruit du travail accompli, des risques assumés et des innovations réalisées par ceux qui entreprennent. Mais si ces derniers sont pénalisés, ponctionnés, si tout est fait pour les décourager, si tout est organisé de telle façon qu’ils n’aient plus le moindre intérêt à produire plus, à s’investir et à investir davantage, la création de richesses va stagner ou ralentir. Ainsi, ceux qui veulent tout niveler parviennent au résultat inverse de ce qu’ils recherchent, c’est-à-dire à une diminution, au moins relative, de la masse financière qu’ils veulent redistribuer.
Le phénomène devient d’une grande perversité et suscite une démobilisation générale au point que certains chefs d’entreprise, excédés, songent à jeter l’éponge. Comme me l’affirmait le patron d’une PME d’électronique du centre de la France, « moi, j’arrête, je vends mon entreprise au prix fort tant que c’est encore possible et je gagnerai plus, sans aucun souci, en plaçant mes fonds ». Sans doute son assertion n’est-elle pas fondée mais, à force de vouloir ponctionner et redistribuer au nom d’une morale uniformisatrice, on en vient à créer une situation tout à fait immorale où le capitalisme spéculatif et financier paraît plus attractif que le capitalisme industriel et créatif.
Une telle aberration est également engendrée par la politique de réduction du temps de travail et de partage des emplois. Une politique qui ne réduit nullement le chômage car, dès lors qu’elle laisse les salaires inchangés, elle alourdit mécaniquement les charges pesant sur l’économie nationale et par voie de conséquence sur les entreprises, contribuant ainsi à affaiblir leur rentabilité. Il en résulte une réduction du chiffre d’affaires sinon un dépôt de bilan, et, dans tous les cas, une diminution du nombre d’emplois.
L’idée selon laquelle il faut mettre l’accent plutôt sur le partage que sur la création de richesses, que la priorité doit être donnée à la réduction des inégalités sur la promotion du travail, qu’il faut donc rationner, taxer et redistribuer, plutôt qu’encourager, récompenser et libérer, est une idée fausse qui pénalise notre économie et dévoie notre système social.
Il ne s’agit cependant pas d’ignorer les difficultés sociales que connaissent beaucoup de nos compatriotes. Les petits boulots, la précarité, les fins de mois difficiles, la crainte d’une restructuration ou d’une délocalisation pure et simple, sont autant d’épreuves que les Français ne devraient plus avoir à affronter dans leur vie quotidienne. Il ne s’agit pas davantage de mépriser les difficultés dans lesquelles se débattent beaucoup d’enfants en échec scolaire. Et il serait criminel de ne pas tout faire pour leur apporter le maximum de savoir et de formation. Il n’est pas non plus question d’ignorer la légitime aspiration des femmes à jouir d’une place à part entière au sein de notre société. Tous, à un titre ou à autre, méritent le soutien et la solidarité de la communauté nationale. Et, de ce point de vue, le pouvoir politique a évidemment un rôle essentiel à jouer.
Mais l’erreur serait de croire que toutes ces exigences peuvent être satisfaites par l’éradication des différences. Car cette quête de l’indifférenciation, qui constitue l’un des axes de la pensée unique, va à l’encontre des buts qu’elle affiche. Elle conduit à creuser les fossés qu’elle prétend combler et à détruire là où elle voulait construire. Au nom de la justice, elle multiplie les injustices.
Il faut renoncer à cette chimère. Et ne pas confondre équité et nivellement, justice et indifférenciation. Le bonheur n’est pas dans le lit de Procuste.
1. Philippe Muray, Festivus festivus, Fayard, 2005.
2. Éric Zemmour, Le Premier Sexe, Denoël, 2006.