Fondée par la force et le sacré, elle est la plus ancienne en Europe. Elle a forgé sa puissance en réalisant son unité, mais elle tire sa richesse de sa diversité. Elle a connu tous les régimes, mais c’est le même génie qui l’a portée. Elle s’est construite autour de l’État souverain, mais aujourd’hui sa souveraineté part en morceaux et son État dégénère en bureaucratie. Sa langue et son armée ont dominé l’Europe et une partie du monde, mais elle ne défend plus sa langue et son armée ne pourrait plus la défendre. Elle a été imprégnée de religion puis de laïcité, mais, de nos jours, l’une et l’autre sont menacées. Elle a toujours constitué une exception, mais elle ignore aujourd’hui l’excellence. Elle a vécu des jours de gloire, des périodes de déclin et, au bord du gouffre, elle a toujours su se ressaisir. Elle a renoncé à la grandeur, mais elle en a conservé le goût. Elle paraît diminuée, mais elle pourrait surprendre. On lui dit qu’il est trop tard, mais, avec elle, tout demeure toujours possible.
Elle est la France, notre nation, qui nous a tant apporté et nous est encore si nécessaire, mais qui, aujourd’hui, doute, se recroqueville, culpabilise et se mortifie, pénalise ses talents, entrave ses initiatives et renonce à ses ambitions. La France, pourtant si riche de son sol, de sa culture et de son peuple, la France, qui nous a légué un héritage de civilisation incomparable et qui, à travers ses rois, ses empereurs et ses républiques, a toujours réussi à trouver son chemin, la France à laquelle nous croyons, peut, aujourd’hui encore, rompre avec les évolutions délétères qui l’inhibent et jouer un rôle essentiel en Europe.
Notre pays, pour peu qu’il assure son redressement intérieur, peut en effet s’imposer comme la première des puissances européennes. Mais, au-delà, il a vocation, j’en suis convaincu, à jouer un grand rôle au service du continent tout entier. Car l’Europe a besoin de la France : pour assurer sa renaissance et retrouver collectivement son identité, son indépendance et sa puissance, notre continent doit pouvoir compter sur une nation fédératrice. Une nation qui puisse incarner le projet de cette Europe nouvelle, lui donner vie et mobiliser les forces nécessaires à sa mise en œuvre. Or, qui mieux que la France pourrait remplir cette mission essentielle ?
Notre nation constitue en effet une synthèse de l’Europe. Baignée par toutes les mers et ouverte sur la plaine nord-européenne, à la fois maritime et continentale, elle est au cœur géographique de notre continent. Réalisant en son sein l’union de l’Europe du Nord et du Sud, des influences latines, celtes et germaniques, elle constitue comme un condensé culturel et ethnique de l’Europe. Elle en est la quintessence.
D’ailleurs, lequel des autres grands pays européens serait-il mieux placé que la France pour jouer ce rôle d’initiateur et d’animateur ? L’Espagne, l’Italie, la Pologne ? Elles occupent une position trop périphérique par rapport au continent ! La Grande-Bretagne ? Elle est trop maritime et par ailleurs beaucoup trop liée aux états-Unis. L’Allemagne ? Elle demeure encore trop marquée par son passé du siècle dernier. Reste notre nation, qui possède toujours des traditions d’indépendance et de puissance que l’Europe devrait s’approprier.
La France en retour a besoin de l’Europe : elle n’a pas la taille suffisante pour s’imposer dans le monde de demain. Elle ne dispose pas d’une population assez nombreuse et d’une économie assez puissante pour agir et peser seule. Isolée, elle ne pourrait plus redevenir une nation de premier plan à l’échelle de la planète.
Il est certes des petit pays qui vivent très bien tout seuls en offrant à leurs peuples la sécurité et la prospérité. Pour autant, rares sont ceux qui, comme la Confédération helvétique, ont trouvé une voie politique et économique leur apportant à la fois la paix et la richesse. La plupart d’entre eux connaissent la misère ou vivent sous la tutelle d’une grande puissance.
Au demeurant, la France ne peut nullement rêver d’un destin à la Suisse. Avec le poids politique et économique qui est encore le sien, comment notre pays pourrait-il rester en marge des grands enjeux géopolitiques et se mettre entre parenthèses pour vivre, heureux et caché, à l’écart du monde ? En raison du rôle qu’il a joué dans l’histoire, notre peuple ne peut se condamner à la marginalité, car il prendrait alors le risque de dépérir, comme il a d’ailleurs commencé à le faire. Il n’y a donc pas d’avenir pour la France dans le modèle suisse.
Notre nation ne peut échapper à elle-même et doit donc se tourner vers l’Europe. Pour assurer son avenir et porter le grand projet qui devrait être le sien, il lui faut cette alliance féconde et enracinée avec les autres nations du continent. Aussi, j’en suis convaincu, le destin de la France et celui de l’Europe sont-ils aujourd’hui étroitement liés. L’une a besoin de l’autre pour continuer à exister et la seconde a besoin de la première pour recommencer à rayonner. La France, privée de l’Europe, deviendrait une nation sans lustre et sans avenir, et l’Europe, privée de la France, se réduirait à un magma sans identité et sans puissance.
Notre pays doit donc faire le choix de l’Europe, non pas l’Europe de Bruxelles synonyme pour les Français de contraintes, de dilution et de soumission et dont ils ne veulent plus, mais l’Europe nouvelle, celle qui doit s’imposer comme la première puissance mondiale. Ce grand projet d’une Europe européenne, indépendante et puissante, la France doit accepter la responsabilité historique de le faire aboutir. Elle doit en être le moteur.
Aussi faut-il qu’elle incarne cette volonté de renouveau européen, qu’elle l’explicite et le popularise. Jusqu’à présent, l’Europe a pâti de n’être qu’une entreprise confuse, sans finalité claire et compréhensible pour les peuples. Que notre nation prenne donc l’initiative de donner corps à cette autre vision de l’Europe, qu’elle s’en fasse l’avocat auprès des autres gouvernements, qu’elle l’explique aux populations du continent et qu’elle propose aux uns et aux autres une stratégie claire pour faire aboutir ce projet !
Certes, la France ne peut pas construire cette Europe toute seule et, dans le cadre des structures bruxelloises, elle ne pourra jamais imposer ses vues à ses vingt-quatre partenaires. C’est pourquoi notre pays doit faire le choix d’une démarche non institutionnelle. Aujourd’hui, les européistes, obnubilés par leur vision juridique, considèrent que l’Europe existe à la mesure de ses institutions et de ses textes normatifs. Aussi leurs efforts visent-ils à aller toujours plus loin dans cette voie. Pourtant, rien de tout cela n’apporte à notre continent la force et l’indépendance qui lui manquent.
Notre nation devrait donc pousser l’Europe à changer radicalement d’orientation. L’inciter à ne plus revenir sans cesse sur les règlements et les traités européens pour amender, compléter et généralement complexifier les textes précédents dans le cadre de négociations interminables qui débouchent trop souvent sur de mauvais compromis ou sur des pis-aller. L’engager à privilégier plutôt des projets concrets susceptibles d’apporter aux Européens de l’indépendance ou de la puissance. Le projet Galileo constitue un exemple, certes imparfait, de ce qui est utile à notre continent. En lançant ce programme ambitieux de positionnement par satellite concurrent du système américain GPS, l’Europe renforce son potentiel industriel et technologique et affirme une certaine autonomie face aux états-Unis, même si elle n’est pas allée jusqu’à en faire un outil stratégique utilisable à des fins militaires.
Nous devrions multiplier ces programmes et les développer avec plus d’audace au service de la puissance européenne. Car l’important réside dans l’indépendance qu’ils apportent et non dans la manière dont ils sont mis en œuvre. Peu importe qu’ils trouvent ou non leur place dans les structures bruxelloises, peu importe qu’ils rassemblent tout ou partie des pays membres de l’Union, l’essentiel est que, sur les questions stratégiques que représentent la défense, l’industrie, la science et la monnaie, l’Europe s’autonomise, se renforce et s’impose.
Pour aller plus loin dans cette voie, la France devrait rompre avec les pratiques rigides et jacobines de Bruxelles et lancer le principe d’une Europe à la carte, organisée, projet par projet, avec un nombre limité de nations. Aujourd’hui, dans la majorité des cas, l’Europe s’engage dans une action d’envergure si tous les pays membres de l’Union donnent leur accord et si la Commission en accepte l’idée et en prend l’initiative. La procédure se révèle d’une lourdeur considérable et donne de surcroît un poids excessif aux eurocrates de Bruxelles, lesquels ne se préoccupent jamais ni de puissance ni d’indépendance.
Il s’agit, là encore, de changer d’approche et de développer, en dehors des structures bruxelloises, des coopérations pragmatiques avec les seuls pays qui ont les compétences et la motivation nécessaires. Cette technique a d’ailleurs déjà été mise en œuvre notamment pour l’Agence spatiale européenne : toutes les nations membres de l’Union ne s’y sont pas engagées, seules celles qui y trouvaient leur intérêt s’y sont investies. Un diplomate, habitué des négociations bruxelloises, me confirmait l’intérêt de cette démarche : « À vingt-cinq, cela devient d’une lourdeur insupportable. Chaque fois qu’on peut réduire le nombre des négociateurs, on est gagnant. Même si, pour cela, il faut sortir du cadre des traités. »
Pour avancer dans la constitution d’une puissance militaire européenne, la France pourrait ainsi prendre l’initiative de créer une alliance ambitieuse avec un petit nombre de nations voisines comme l’Allemagne et l’Italie. Si ce groupe de pays acquérait la capacité de mobiliser des forces opérationnelles en quantités bien supérieures à ce que peuvent faire les Britanniques, actuellement les plus performants dans ce domaine, il commencerait à imposer l’image d’une Europe qui n’est pas un nain militaire et créerait auprès des autres membres de l’Union le désir de les rejoindre.
La méthode se révèle d’une grande efficacité. Pour monter pareille alliance, il suffit en effet que les pays fondateurs définissent ensemble les structures à mettre en place, ce qui est relativement aisé s’ils ne sont que trois. Ensuite, les autres nations, lorsqu’elles le veulent, viennent s’agréger au premier cercle ainsi constitué sans avoir cependant la possibilité de remettre en cause ce qui a déjà été réalisé. En fin de course, on peut donc disposer d’une alliance militaire forte de vingt-cinq membres sans qu’il ait été nécessaire, lors de sa création, d’obtenir un accord unanime de l’ensemble de ces États.
La France devrait s’efforcer de généraliser cette méthode de coopération sur tous les sujets qui concernent la puissance et l’indépendance de l’Europe. Elle pourrait ainsi, en multipliant les initiatives en ce sens, occuper une position stratégique, au centre de tous les cercles de coopération.
Je souhaite d’ailleurs que notre pays pousse plus loin encore cette démarche pragmatique et opère un troisième choix stratégique, celui de constituer un noyau central de quelques pays européens, afin de créer, autour de son projet d’Europe puissance, un premier cercle capable, par sa cohésion et sa détermination, d’entraîner l’ensemble du continent. L’Union européenne apparaît aujourd’hui diluée et impuissante en raison des mauvaises orientations qu’elle a prises, mais aussi du fait qu’elle rassemble maintenant un nombre important d’États dont les intérêts et les perspectives sont souvent trop divergents. Or, les structures bruxelloises n’interdisent nullement que certains pays créent entre eux des liens privilégiés de nature plus politique. Notre pays pourrait donc œuvrer à la constitution d’un tel noyau dur, formé par exemple des six pays fondateurs, en tout cas des trois plus importants, l’Italie, l’Allemagne et la France.
La mise en place d’un pareil ensemble, dont le territoire correspond peu ou prou à l’ancien empire carolingien, c’est-à-dire au premier empire européen, pourrait changer la nature de la construction bruxelloise. Pour peu en effet qu’ils partagent la même vision de l’avenir du continent, les pays membres de ce noyau central pourraient développer, avec légitimité et efficacité, des initiatives extra-bruxelloises inspirées du modèle des cercles de coopération.
Une initiative de cette nature, rassemblant des nations proches, capables de porter un projet commun et de parler d’une même voix, pourrait par ailleurs peser de façon bénéfique sur les décisions bruxelloises. Si, en effet, ces États votaient systématiquement dans le même sens au sein des instances de l’Union, ils disposeraient d’un nombre de voix suffisant pour influer de façon déterminante sur la marche de l’Europe. Et comme ces initiatives et ces votes concourraient tous au même projet, celui d’une Europe européenne, indépendante et puissante, c’est l’Union dans son ensemble qui serait ainsi progressivement amenée dans cette voie.
Certes, une telle démarche a déjà été esquissée par le couple franco-allemand. Les deux nations, autrefois ennemies, se sont rapprochées et, à maintes reprises au cours des dernières décennies, ont fait front commun au sein des institutions européennes. Pourtant, comme me le faisait observer un député allemand au parlement européen, plutôt francophile mais passablement agacé par la rengaine médiatique sur ce sujet, « le problème avec le couple franco-allemand, c’est que son union est platonique. À moins que l’un ou l’autre des partenaires ne soit stérile… ».
Comment ne pas partager l’opinion de notre voisin d’outre-Rhin quand on sait que, passé la réconciliation de l’après-guerre, cette coopération privilégiée n’a rien engendré ? L’amitié franco-allemande a certes servi de symbole au retour de la paix en Europe, mais, en dehors de la défense d’intérêts communs aux deux pays, elle n’a été porteuse d’aucun projet, d’aucune vision, d’aucune initiative d’envergure pour l’Europe.
Il est temps de renouveler les bases de cette entente, quitte à l’ouvrir à d’autres pays pour constituer ce noyau central dont je suis convaincu qu’il pourrait structurer et réorienter la construction européenne, lui donner l’axe, les perspectives et l’esprit qui lui manquent actuellement.
En réalité, comme toute communauté, la communauté des nations d’Europe ne peut pas fonctionner sans un chef de file qui ouvre le chemin. Et seule la constitution de ce petit groupe de pays, sans lequel notre continent restera ce magma mou et immobile qu’il est actuellement, peut faire de l’Europe une puissance structurée et cohérente capable d’avancer et d’agir.
Une telle entreprise risque de susciter des oppositions ou des agacements au sein de l’Union. La Grande-Bretagne, par exemple, opposera au projet européen de la France sa propre conception d’une Europe atlantiste purement économique. De même, les pays de l’espace danubien ou baltique, et tout particulièrement ceux qui ont connu le joug de l’URSS, peuvent être tentés de rechercher outre-Atlantique un contrepoids à une prééminence franco-allemande. Beaucoup d’entre eux, encore marqués par la période soviétique, trouvent en effet auprès des États-Unis une force protectrice que l’Europe bruxelloise ne leur assure pas aujourd’hui. Mais on peut penser que le projet d’une Europe puissance, aux frontières clairement fixées à l’orée du monde russe, devrait progressivement les rassurer.
Encore faut-il que la France et les nations du noyau central tissent des liens privilégiés avec certains pays du Danube et de la Baltique afin d’éviter la fragmentation géopolitique de l’Europe. Pareil rapprochement est possible car il existe de solides traditions d’amitié entre notre pays et certaines nations d’Europe orientale, comme la Pologne ou la Serbie. Malheureusement, aucun gouvernement français n’a cherché à raviver ces sentiments ancestraux. Il est frappant à cet égard qu’en 2004 la France ait donné aux célébrations pour l’entrée dans l’Union des pays de l’Est européen un relief bien moindre que pour l’année de la Chine. Et beaucoup, à l’est, le déplorent. « Nous avons été déçus par la France, me reprochait un député polonais lors d’une visite à Varsovie. La seule fois que vous avez manifesté de l’intérêt pour notre pays, ça a été lors de votre référendum sur la constitution européenne quand vous avez accusé le plombier polonais de détruire vos emplois. On espérait autre chose ! » Et il avait raison, la France doit en effet s’abstraire de ses préoccupations exclusivement hexagonales et développer une vision géopolitique du continent.
Au-delà, il est clair que l’Europe nouvelle ne pourra pas émerger avec la Grande-Bretagne en son sein, ni avec aucun pays adepte de l’atlantisme. Il faudra donc avancer sans eux et amalgamer progressivement au noyau central un nombre croissant de pays. Lorsque ce groupe aura atteint une masse géopolitique suffisante, les États encore hostiles au projet d’Europe puissance ne pourront plus que se rallier ou se marginaliser.
Il existe donc une voie pour rendre à notre continent son identité, son indépendance et sa puissance, sans pour autant détruire les entités nationales qui le composent. Et c’est à la France de s’y engager et d’entraîner avec elle les autres nations.
Aujourd’hui, les responsables politiques français, même s’ils veulent donner le sentiment de défendre les intérêts de notre pays, cherchent surtout à apparaître comme les bons élèves de la classe européenne. Ce faisant, ils se mettent à la remorque de la Commission de Bruxelles, se bornant à réagir à ses propositions pour généralement les accepter avec une assez grande docilité. Je propose que notre pays modifie profondément son attitude et qu’au lieu de suivre ou de subir, de contester ou d’accepter, il ouvre une voie, il porte un projet, il propose, il entraîne et il rassemble.
En s’érigeant en moteur de l’Europe puissance, la France deviendra en quelque sorte le porte-drapeau d’un grand projet qui la placera en tête et lui rendra, comme à notre continent, tout son poids et tout son prestige.
Et si la France créait l’Europe ?