Tous les Français les connaissent. Ils sont à peine plus d’une dizaine toujours vêtus de noir. Ils ne suivent pas la mode, ils la font. Ils portent beau surtout lorsqu’ils ne le sont pas. Ils ont toujours le sourire aux lèvres sauf lorsqu’ils rient. Et ils rient beaucoup, même lorsqu’ils ne sont pas drôles. Ils fréquentent tous ceux dont on parle et on parle beaucoup d’eux. Ils gagnent énormément d’argent, mais ils ne supportent pas les inégalités. Ils sont vulgaires, mais ils le font exprès. Ils sont bêtes, mais c’est pour faire rire. Ils ne savent rien, mais ils ont réponse à tout. Ils n’ont rien à dire, mais ils parlent tout le temps. Tout chez eux est incorrect, sauf leurs idées. Ils n’ont que des amis car ils peuvent détruire ceux qui ne le sont pas. Ils ont toujours raison car ils sont applaudis sur commande. Ils n’ont peur de rien, sauf de l’audimat.
Ils sont animateurs de talk-shows ou de reality-shows. Ils passent en prime time tous les jours ou toutes les semaines. Ils invitent les intellectuels, les artistes et les hommes politiques, mais ils s’invitent aussi entre eux. Ils disent ce qu’il faut penser, ce qu’il faut aimer et ce qu’il faut détester. Ce sont les grands prêtres de la pensée unique. À longueur d’émission, ils célèbrent les idées correctes. Et toutes les ficelles sont utilisées, de préférence les reportages croustillants et les plaisanteries salaces. On ridiculise les valeurs non conformes, on fait huer ceux qui les défendent et applaudir ceux qui les combattent.
Et, comme il ne s’agit pas d’information, ils peuvent désinformer, ignorer toute impartialité et toute neutralité. Ils peuvent façonner l’opinion, travailler les esprits, labourer les consciences. Sous couvert d’humour et de divertissement, ils exercent un vaste pouvoir d’influence et constituent à ce titre la grosse artillerie du pouvoir médiatique. Car, derrière eux, il y a tout l’arsenal de la presse et des journalistes. Et l’ensemble représente aujourd’hui une puissance redoutable qui joue dans notre pays un rôle considérable.
Pareille situation n’a cependant rien d’étonnant. Si les hommes de gouvernement ont abandonné l’essentiel du pouvoir, celui-ci a été recueilli par d’autres. Et qui mieux que les médias pouvait supplanter les politiques ? Car, si le pouvoir est passé du réel au virtuel, si l’important n’est plus l’action et son résultat mais l’image et sa diffusion, celui qui compte n’est plus l’homme de gouvernement mais l’homme de média. La puissance n’appartient plus à celui qui maîtrise l’événement mais à celui qui contrôle l’image. Le pouvoir ne consiste plus à arrêter l’ordre du jour du conseil des ministres mais à choisir les sujets du journal de vingt heures. On avait coutume de considérer les médias comme le quatrième pouvoir derrière l’exécutif, le législatif et le judiciaire. C’est désormais faux, ils se sont imposés aujourd’hui comme le premier pouvoir, le plus important, celui qui domine tous les autres.
Depuis de nombreuses années déjà, les médias se sont affranchis de l’influence du politique et se trouvent ainsi dégagés de toute tutelle. Ils ne sont plus, comme autrefois, les uns à la remorque du gouvernement, les autres en soutien de l’opposition. Ils sont totalement indépendants et imposent leur suprématie à toute la société.
Encore faut-il ne pas se tromper sur la nature du pouvoir médiatique. S’agissant d’une force d’influence, il n’est pas structuré, identifié et hiérarchisé. Il n’y a pas de donneurs d’ordre, d’état-major ni de chef d’orchestre. En particulier, il n’est pas directement lié aux capitalistes qui possèdent les sociétés de presse. Ce ne sont pas principalement les propriétaires des journaux et des chaînes de télévision qui détiennent le pouvoir, mais les animateurs et les journalistes. Ou plutôt le petit cercle de ceux qui, parmi eux, entraînent les autres et donnent le ton. Certes, à titre individuel, chacun d’entre eux dispose d’une influence limitée, mais ensemble, ils ont un poids déterminant.
Car c’est l’effet d’unité, de cohérence et de répétition qui donne leur puissance aux médias. Si les organes de presse influençaient la société française chacun dans son sens, la pluralité des opinions provoquerait en quelque sorte une auto-neutralisation du système médiatique. Les Français, qui entendraient des discours différents, voire antagonistes, pourraient les confronter et se faire une opinion personnelle : ils reprendraient le pouvoir sur les médias. Malheureusement, ceux-ci émettent tous la même opinion, diffusent tous le même message, distillent tous la même idéologie. Et ce n’est pas un hasard si le terme de pensée unique, pourtant bien peu flatteur, s’est imposé à leur propos : il est aujourd’hui incontournable car il exprime la vérité sur le discours médiatique.
Sur chaque grand sujet en effet, les médias adoptent la même position et assènent les mêmes commentaires. Sur la mondialisation, il faut être pour. Sur l’immigration, il faut être ouvert. Sur l’islam, il faut être tolérant. Sur le mariage des homosexuels, il ne faut pas être ringard. Sur l’extrême droite, il faut être intraitable. Sur l’Europe bruxelloise, il faut dire oui. Sur la violence des « jeunes », il faut être compréhensif. Et sur les discriminations, il faut être mobilisé. Cette idéologie, sommaire mais implacable, imprègne et structure le discours des journaux, des radios et des télévisions et, par son caractère univoque, permet aux médias d’assurer leur pouvoir sur l’opinion.
La puissance de propagande de ce message politiquement correct se révèle considérable, car il conduit les gens de presse et de télévision à n’être plus seulement des observateurs de l’actualité mais aussi des acteurs des événements qu’ils relatent. Comment ne pas voir par exemple le rôle majeur qu’ont joué les chaines de télévision pour légitimer et amplifier la crise des banlieues de l’automne 2005 ? Les exactions des « jeunes » chaque jour un peu plus banalisées, les statistiques de voitures brûlées présentées comme des scores de match de football ont eu un effet d’incitation et d’émulation sur les émeutiers qui trouvaient chaque soir sur le petit écran la justification de leurs actions.
Le plus grave a cependant été le discours, distillé inlassablement par la presse et la télévision, sur les conditions de vie prétendument épouvantables réservées à ces jeunes dans leurs cités. Sans jamais rappeler les efforts très importants déployés par les gouvernements successifs et les collectivités locales en faveur des banlieues sensibles, sans jamais évoquer la situation de certains Français habitant dans d’autres quartiers et vivant eux aussi sans emploi, dans des logements souvent moins salubres et avec des perspectives d’avenir tout aussi limitées, les médias ont systématiquement et fallacieusement présenté ces « jeunes » comme des victimes de la société française et leur révolte comme certes excessive dans la forme mais légitime dans le fond.
Comment dans ces conditions s’étonner des propos tenus par les jeunes à la télévision ? Lorsqu’un gamin de quinze ans se plaint du chômage ou de sa difficulté à trouver un emploi, il n’exprime pas ce qu’il ressent, et pour cause, il n’est pas en âge de travailler, il répète simplement ce qu’il a entendu dans les médias. Des médias qui ne rendaient pas compte de l’état d’esprit véritable des émeutiers mais qui inspiraient leurs actes et leur dictaient leurs propos. Lors de ces événements dramatiques, la presse et la télévision ne se sont pas contentées de rendre compte de la réalité, elles l’ont construite et modelée à leur façon. Elles ont eu sur les événements un pouvoir finalement bien supérieur à celui du gouvernement.
Une telle domination des médias sur le politique n’a d’ailleurs rien d’exceptionnel. Lorsque le train Paris-Nice se trouve sauvagement attaqué une nuit de Nouvel An, les médias ayant ignoré l’événement, le gouvernement ne réagit pas. Ce n’est que quelques jours plus tard, quand la presse relate enfin l’affaire avec fracas, que le ministre de l’Intérieur multiplie les déclarations et les annonces. À l’inverse, combien de dossiers ont-ils été délaissés par les instances officielles du jour où les journalistes ont cessé de s’y intéresser ? Tout se passe comme si le gouvernement était sous la tutelle de la presse et de la télévision et ne traitait que les problèmes soulevés par elles.
Ce pouvoir des médias se révèle de surcroît omniprésent car il ne s’affirme pas dans les seules émissions d’information, qui, conçues et animées par des journalistes, sont tenues à un minimum de règles. Il utilise également les innombrables émissions dites de talk-show qui échappent de leur côté à toute déontologie.
L’émission phare de Canal Plus, intitulée le Vrai Faux Journal de Karl Zéro, en a été pendant longtemps l’exemple le plus caricatural et le plus dangereux. De par son nom, de par la disposition du studio et le déroulement des séquences, elle s’apparentait en tout point à un journal télévisé. Elle était même, pour partie, constituée de véritables reportages. Tout était donc fait pour donner au public le sentiment qu’il recevait des informations journalistiques censées être neutres et objectives. Or, il n’en était rien. L’émission était en effet entrecoupée de scènes de fiction, toutes évidemment très orientées. Et M. Zéro distillait ses commentaires sans retenue et en toute partialité. Si une autre chaîne avait repris les mêmes techniques avec une orientation idéologique contraire, le mal aurait été limité. Mais tel n’était évidemment pas le cas : toutes les émissions vont dans le même sens, tous les journalistes et tous les hommes de médias suivent peu ou prou la même ligne. D’où le pouvoir considérable que ces derniers ont acquis collectivement sur notre société. Un pouvoir dont ils sont d’ailleurs bien conscients.
Je me souviens à cet égard d’un soir, au siège d’une grande chaîne de télévision. Le débat venait de s’achever et un pot était offert à tous les participants. Dans un coin de la salle, le présentateur vedette soutenait une discussion animée avec l’un des intervenants, le porte-parole d’un grand parti institutionnel. À l’évidence, il s’agissait d’une dispute assez vive, très vite conclue par le départ ostensible du politique. En revenant vers le centre de la salle, le journaliste marmonna quelques mots que tout le monde entendit : « Qu’est-ce qu’il croit ? C’est moi qui décide ! » Personne ne fit de commentaires. Mais la formule, qui illustrait une réalité, traduisait aussi une volonté, voire une ambition.
S’étant ainsi affirmé, le pouvoir médiatique s’efforce maintenant, comme toute puissance encore jeune, d’étendre ses prérogatives. Ainsi reste-t-il d’une grande bienveillance avec ceux qui ne sont pas en compétition avec lui, mais, lorsqu’il s’agit de représentants d’un pouvoir rival, il cherche à les affaiblir et à s’imposer à eux.
J’ai toujours été frappé par la complaisance avec laquelle les journalistes s’adressent aux artistes, aux acteurs ou aux représentants du show-biz. Il s’agit toujours de vanter leurs œuvres et leur talent, même s’ils n’en ont pas, de relayer favorablement leurs initiatives, même si elles sont médiocres, et d’assurer la promotion de leurs spectacles, même s’ils n’ont pas de succès. Et c’est bien naturel puisqu’il n’y a pas de rivalité de pouvoir entre le show-biz et les médias.
En revanche, il y a compétition entre les médias et les politiques. Aussi, lorsqu’un journaliste interroge un élu, le ton est tout différent. Certes, il est bien légitime que l’interviewer apporte la contradiction à son invité, mais, quelle que soit sa couleur partisane, il s’agit d’aller au-delà et d’essayer de s’imposer face à lui. L’exercice n’est pas nécessairement agressif, d’autant que les politiques se montrent souvent très dociles, mais l’idée est de les dominer. Pourquoi Karl Zéro voulait-il à tout prix tutoyer les hommes publics qu’il interviewait si ce n’est pour les dévaloriser et les mettre à son niveau ? Sans aller jusque-là, les journalistes ne s’adressent plus à un homme politique en lui donnant son titre. On n’entend plus de « Monsieur le ministre », encore moins de « Monsieur le député ». Mais les politiques, qui, eux, recherchent la bienveillance de leur interlocuteur, n’hésitent pas à lui donner du « chère Claire Chazal », du « cher Jean-Pierre Elkabbach ».
Consciemment ou non, les hommes de médias se trouvent bel et bien engagés dans une lutte de pouvoir avec les politiques, une lutte dont ils sont d’ores et déjà sortis vainqueurs. Ainsi un homme public ne peut-il rien contre un journaliste, alors que ce dernier peut ruiner l’image et la réputation du premier. Et comment ne pas voir dans une émission comme les Guignols de l’Info une entreprise délibérée et systématique de démolition du monde politique par le système médiatique ? Une entreprise d’ailleurs largement réussie et que l’on peut légitimer au nom de la liberté d’expression mais dont le succès populaire consacre la prééminence du monde journalistique sur les élus de la République.
Le drame est que le pouvoir politique ne s’est pas seulement incliné devant les hommes en costume noir du pouvoir médiatique, mais qu’il s’est aussi laissé dominer par ceux en toge noire du pouvoir judiciaire. Et ici je ne conteste évidemment pas l’obligation dans laquelle se trouvent les élus de respecter la loi et d’être sanctionnés lorsqu’ils la transgressent. Ce que je mets en cause c’est la situation de subordination dans laquelle se trouvent dorénavant l’exécutif et le législatif par rapport au judiciaire. Car l’équilibre entre les pouvoirs a été rompu : les juges se sont imposés aux politiques. Comme les médias, le système judiciaire a acquis sa totale indépendance et cherche maintenant à refouler le pouvoir politique et à étendre son influence toujours plus loin.
Désormais, les magistrats tranchent de tout, statuent sur tout, interviennent partout. Ils ne se contentent plus de punir les criminels et les délinquants, ou de départager les plaideurs, ils censurent les décisions de toutes les autorités du pays. Déjà, ils supervisent les actes des médecins, des ingénieurs, des chefs d’entreprise et des fonctionnaires. Si un accident survient dans un hôpital, sur un chantier ou dans une école, c’est aussitôt la justice qui se saisit de l’affaire et qui décide si les responsables ont agi correctement ou non. Il est certes légitime que des négligences caractérisées ayant entraîné mort d’homme soient sanctionnées. Mais le caractère a priori et systématique de ces mises en cause judiciaires revient à ériger le juge en contrôleur général de toutes les professions.
Dans l’exercice des responsabilités politiques, l’intervention des magistrats est encore plus visible. Les décisions des élus se trouvent en effet placées sous le contrôle permanent des tribunaux. Ainsi les hommes publics qui dirigent un exécutif sont-ils menacés de poursuites dès qu’un accident met en cause leur collectivité. Et, surtout, la plupart de leurs actes sont contestés devant le juge administratif, ce qui revient à donner aux magistrats le pouvoir de censure sur toutes les décisions politiques.
Un élu de mes amis, maire d’une ville d’île-de-France, me confiait à ce sujet : « Maintenant, chaque fois que j’ai une décision délicate à prendre, la justice me dessaisit de facto. Demain, expliquait-il, je dois décider d’un permis de construire qui fait polémique entre les promoteurs et les écologistes. Si je ne signe pas le permis, le premier attaquera ma décision devant le juge. Si je le signe, ce sont les seconds qui le feront. Dans les deux cas, c’est la justice qui tranchera à ma place. Avec cette différence, ajoutait-il un peu désabusé, que, moi, je dois prendre la décision dans les deux mois alors qu’avec la justice, cela prendra deux ans. »
Ce qui est vrai pour les collectivités locales l’est aussi au plus haut niveau, pour l’Assemblée nationale. Un grand nombre de lois sont en effet déférées devant le Conseil constitutionnel qui se trouve ainsi conduit à amender les textes votés par les représentants du peuple. Or, cette haute juridiction ne statue pas au regard d’une constitutionnalité formelle, mais selon l’interprétation qui est la sienne du préambule de la Constitution. Autant dire qu’il s’agit là d’un contrôle idéologique sur les élus. Un contrôle qui débouche souvent sur des jugements d’opportunité, comme c’est le cas, par exemple, lorsque les magistrats estiment que la durée de rétention administrative pour les clandestins est inconstitutionnelle si elle est de dix jours, mais que, ramenée à sept, elle cesse de l’être !
Le système de contrôle constitué par l’ensemble des juridictions, civile, pénale, administrative et constitutionnelle, jouit désormais d’une véritable primauté sur toutes les autres institutions. Les magistrats en sont aussi conscients qui favorisent délibérément cette évolution. Lors d’une session de formation organisée sous l’égide de la très officielle École nationale de la magistrature, des intervenants ont ainsi froidement déclaré que « le juge soumet l’État au droit, il est au centre de cet État. […] Nous sommes dans l’ère du contrôle. […] Le juge est le gardien des valeurs fondamentales. […] Il mesure l’exercice des autres pouvoirs (1) ».
L’escalade se poursuit car cette prééminence considérable qui est maintenant celle de la justice sur l’exécutif et le législatif, les magistrats cherchent encore à la consolider en s’efforçant de faire condamner le maximum d’élus. Nombreux sont en effet les juges qui, par idéologie ou par goût de la notoriété, cherchent à accrocher un homme politique à leur tableau de chasse. La lutte contre la corruption en était le moyen. Mais si cette dernière doit bien sûr être sévèrement réprimée, comment se fait-il que seuls les hommes politiques soient pourchassés, alors qu’apparemment rien n’est entrepris contre les syndicalistes, les journalistes, les gens du show-biz ou les magistrats ? En réalité, pour beaucoup, la lutte contre la corruption n’est qu’un prétexte, l’objectif véritable étant d’abaisser les politiques et de renforcer le pouvoir judiciaire.
Faut-il rappeler que ce sont, paradoxalement, l’exécutif et le législatif qui ont donné aux juges les moyens de leur ambition à leur encontre ? Des lois récentes ont en effet été votées qui permettent à un magistrat de rendre inéligible une personnalité politique impliquée dans une procédure pénale et donc de l’écarter durablement de la vie publique. Et quand on sait que certains responsables politiques ont été privés de mandat pour d’obscures irrégularités administratives, on mesure l’importance du pouvoir dont disposent les juges pour dominer les politiques.
Aussi ne faut-il pas s’étonner de voir les pouvoirs exécutif et législatif s’effacer aujourd’hui devant ceux de la justice et des médias. Et, à ceux qui douteraient encore de cette bien curieuse réalité, je pose la question : qui un homme politique redoute-t-il le plus ? La réponse est évidente : les médias d’abord, les juges ensuite, les électeurs enfin. Et, pour achever la démonstration, posons une deuxième question : quel est le pouvoir supérieur dans une société ? Celui qui n’est contrôlé par aucun autre ! Or, qui, dans notre pays, n’est soumis à aucune censure ?
Certainement pas les politiques qui, comme tous les acteurs de la société, se trouvent en permanence sous le regard inquisiteur des médias et des juges. Les journalistes, en revanche, échappent évidemment au contrôle des médias mais aussi très largement à celui des juges. Ils peuvent détruire la réputation d’un homme ou d’un parti, discréditer une idée ou un projet et pratiquer la désinformation systématique sans avoir jamais à en subir les conséquences. Même lorsqu’ils sont convaincus de diffamation, ils n’encourent que des sanctions dérisoires. Ils sont en réalité intouchables, comme le sont d’ailleurs les juges.
Les magistrats peuvent en effet commettre les pires erreurs, ils sont aujourd’hui les seuls, dans notre société, à ne pas avoir à répondre des conséquences de leurs actes. Si un patient meurt sur la table d’opération d’un chirurgien, ce dernier pourra être poursuivi. En revanche, si un criminel tue après avoir été libéré à tort, si un innocent est emprisonné de nombreux mois par erreur, le magistrat responsable ne sera jamais inquiété.
Certes, l’affaire d’Outreau, dans laquelle plusieurs personnes ont vu leur vie brisée à la suite d’une monstrueuse erreur judiciaire, a ébranlé la toute-puissance des magistrats. Le juge d’instruction a été auditionné devant une commission d’enquête parlementaire et toute l’institution judiciaire a été publiquement mise en accusation. Mais pour autant rien n’est changé car aucune instance extérieure à la magistrature n’est prévue pour sanctionner ses membres. Conclusion : les représentants de la justice comme ceux des médias contrôlent mais ne sont contrôlés par personne. Ils constituent aujourd’hui la caste supérieure dans notre pays. Ils sont certes habillés de noir, mais ils resplendissent de leur toute-puissance.
Cette nouvelle répartition du pouvoir, qui affaiblit dramatiquement le politique, se révèle aussi particulièrement dangereuse pour notre nation. La séparation et l’équilibre des pouvoirs, dont chacun sait qu’ils garantissent la liberté, se trouvent en effet aujourd’hui compromis. La mise sous tutelle du pouvoir politique par celui des juges et des journalistes menace la démocratie et prive notre pays du vrai gouvernement dont il a besoin.
Ainsi, les politiques n’osent plus entreprendre quoi que ce soit qui irait à l’encontre de la volonté du pouvoir médiatique. Aucun responsable gouvernemental ne s’aventure jamais à prendre une mesure politiquement non correcte. Car, même populaire, elle constituerait un défi envers les nouveaux maîtres.
Quant au pouvoir judiciaire, il terrorise tellement les politiques que ceux-ci ont inventé le principe de précaution pour se prémunir de ses foudres. Un principe qui conduit à ne rien entreprendre tant que la preuve n’a pas été apportée que l’initiative envisagée ne comporte aucun danger… Et donc aucun risque de poursuites judiciaires. Certes, il est souhaitable de réfléchir avant d’agir et de faire preuve de prudence, mais ériger en dogme ce principe, dit de précaution, revient à s’interdire toute initiative et à renoncer à l’action.
Comment, dans ces conditions, s’étonner que les scientifiques, les industriels, tous ceux qui créent, innovent, décident et vont de l’avant se découragent et se tournent vers d’autres horizons ? Et surtout comment ne pas voir que là réside l’une des causes principales de l’immobilisme des politiques ? Car telle est bien la conséquence la plus manifeste de cette prééminence du médiatique et du judiciaire : le politique, une fois affaibli, sombre dans l’inaction. N’oublions pas qu’un régime démocratique comme le nôtre repose sur l’équilibre des pouvoirs. Les médias exercent une influence, la justice un contrôle, tandis qu’il revient aux politiques d’agir, de décider et de trancher. Mais, que cet équilibre se trouve rompu, que l’influence et le contrôle l’emportent sur l’action, et c’est la paralysie qui gagne la société. Lorsque le pouvoir de décision est bridé, plus rien ne peut être réalisé car les pouvoirs d’influence et de contrôle, qui prennent le pas, ne peuvent, par nature, rien entreprendre ni rien accomplir. « Le pouvoir cède en effet le pas à l’influence, constate Alain Minc, et l’élite de pouvoir s’efface, de ce fait, devant une élite de notoriété. (2)»
Voilà pourquoi notre pays se trouve inhibé face aux défis qui lui sont lancés et ne fait plus que subir, incapable de prendre des initiatives audacieuses et d’accomplir de grandes œuvres. Comment pourrait-il en être autrement alors qu’il a perdu son centre naturel de pouvoir au profit d’institutions impuissantes à agir sur le réel ?
La splendeur des hommes en noir, c’est l’occultation du politique et la paralysie du pays.
1. Thierry Renoux et J. Van Compennolle, colloque organisé par l’ENM sur le thème Justice et politique, la place de la justice dans les sociétés démocratiques, 26–30 mars 2001.
2. Alain Minc, Le Crépuscule des petits dieux, Grasset, 2006.