Ils sourient toujours, même quand tout va mal. Ils parlent avec des mots simples et directs pour être compris par tous, même quand ils n’ont rien à dire. Ils sont bien habillés, souvent sans cravate, parfois même sans veste. Ils sont jeunes ou font tout pour le paraître. Ils sortent des grandes écoles et ils ont des ambitions. Mais ils n’ont aucune idée toute faite car ils sont ouverts et toujours à l’écoute. Ils sont responsables, tolérants et respectueux, sauf lorsqu’il faut s’indigner, condamner ou se protéger. En toute circonstance, ils expriment des convictions, surtout lorsqu’ils n’en ont pas. Ils compatissent à tous les malheurs qu’on nous montre et cautionnent toutes les causes qu’on dit nobles. Ils aiment presque tout le monde et ils s’aiment aussi, même quand ils sont modestes. On les rencontre sur les plateaux de télévision et partout où il y a des caméras. Ils posent pour les magazines avec des actrices ou des sportifs et ils tutoient les vedettes. Ils sont ministres, députés, présidents. Ce sont nos hommes politiques. Ils ont tout pour eux et ils font tout pour être aimés.
Mais alors pourquoi les Français ne les aiment-ils pas ? Comment se fait-il que, scrutin après scrutin, les électeurs les rejettent toujours davantage ? Pourquoi ont-ils maintenant si peu de crédit dans l’opinion ? Que leur manque-t-il donc qui leur vaut un tel désamour ?
Ils sont pourtant irréprochables : intelligents, brillants, beaux parleurs. Et parfaitement adaptés au monde moderne, branchés, à la mode, dans le coup. Ils tiennent compte de toutes les critiques qu’on leur fait ; ils vont sur le terrain, cultivent l’humilité et méprisent les fastes officiels. Et ils ne ménagent pas leur peine pour réussir : plus travailleurs, plus dévoués, plus désintéressés qu’eux, il n’y a pas. Où est donc la faille ?
Très profonde en réalité, celle-ci porte sur l’essence même de leur fonction. Car la politique concerne l’exercice de la puissance : les hommes politiques sont censés être des hommes de pouvoir. Or, du pouvoir, ils n’en ont pratiquement pas. Ils s’en sont dessaisis, ils l’ont fui ou l’ont rejeté. En tout cas, ils ont laissé échapper cet attribut majeur qui constitue pourtant l’apanage des hommes de leur espèce. Aussi sont-ils aujourd’hui aux vrais politiques ce que les «droïdes » sont aux humains. Apparemment parfaits, il leur manque pourtant l’essentiel.
Nos gouvernants ne servent donc à rien et les Français ne s’y trompent pas qui ne voient plus en eux que des comédiens. Stéréotypés, aseptisés, polis par les normes de la communication et passés au moule du politiquement correct, ils se contentent de jouer un rôle. Mais, s’ils sont des acteurs, ce n’est pas sur la scène de l’Histoire qu’on les voit, mais sur celle des médias. Car la classe politique évolue désormais dans le domaine de l’artifice et du virtuel, de telle sorte que ceux qui remplissent aujourd’hui le rôle d’hommes publics ne sont nullement des hommes de gouvernement, encore moins des hommes d’État.
La classe politique, dans sa configuration actuelle, ne pèse plus sur les événements. Elle ne décide plus, ne tranche plus, n’oriente plus. Elle simule. Ses membres s’agitent, parlent, votent, se font élire ou se font battre, mais toute cette gesticulation ne débouche sur rien ni ne change quoi que ce soit au destin de notre pays. Nos gouvernants sont aux commandes, mais, comme celles des jouets, les manettes qu’ils actionnent ne sont reliées à rien.
Là se situe, je crois, le nœud du déclin qui ronge notre pays depuis plusieurs décennies. Là se trouve la cause des troubles qui décomposent notre société. La France est en crise parce qu’elle n’est plus gouvernée par ses dirigeants légitimes. Une réalité dont les Français ont d’ailleurs commencé à prendre conscience puisque, scrutin après scrutin, ils rejettent cette classe politique qui leur paraît incapable d’apporter la moindre solution à leurs problèmes. L’abstention augmente, les votes se portent vers des partis non institutionnels. La méfiance est désormais telle que le chef de l’État, élu en 2002, n’a obtenu, au premier tour de l’élection présidentielle, que dix-neuf pour cent des voix. En d’autres termes, quatorze pour cent seulement des électeurs inscrits lui ont spontanément accordé leur soutien. Un soutien que, du reste, ils n’accordent plus à personne car ils « zappent » dorénavant les majorités politiques, comme ils changent de chaîne sur leur téléviseur lorsque le programme les ennuie.
Le pouvoir en place se trouve donc régulièrement sanctionné par des électeurs qui, à cette fin, votent pour les partis qu’ils avaient écartés du gouvernement quelques années plus tôt et qui n’ont pourtant changé ni d’hommes ni de programme. En 2002, les Français ont massivement désavoué le parti socialiste en éliminant son candidat dès le premier tour. En 2004, ils ont sévèrement pénalisé ceux qu’ils avaient triomphalement élus deux ans plus tôt, en les privant de la présidence de la quasi-totalité des régions. Et, un an après, en 2005, en votant non au référendum sur la constitution européenne, ils se sont désolidarisés de presque tous les partis du système.
Pour les Français, quelle que soit leur appartenance partisane, les hommes publics se valent tous et ne valent rien. Car, si les changements se multiplient à la tête de l’État, rien ne change pour eux dans leur vie quotidienne. Nos compatriotes en tirent la conclusion que les politiques ne sont d’aucune utilité et en conçoivent un profond dégoût à l’égard du système politicien. Ainsi en est-il de cet homme qui, me reconnaissant lors d’une tournée électorale, vient vers moi et me lance : «Mais pourquoi faites-vous encore de la politique, ce sont tous des pantins ! » Et d’expliciter son propos en lâchant : « Vous n’avez donc pas compris, cela se passe ailleurs ! »
En apparence, pourtant, les politiques agissent, ils élaborent des programmes, votent des lois, prennent des mesures. Mais cet activisme se révèle vain, car, lorsqu’ils réalisent une réforme, même d’envergure, elle finit toujours en trompe-l’œil. Ce fut le cas par exemple de la dernière modification du régime des retraites. Il s’agit pourtant là d’un chantier majeur, difficile et sensible, qui, contrairement au CPE, a d’ailleurs été mené à son terme. À première vue, l’opération a donc été un succès, mais, dans la réalité, elle n’a été qu’un rafistolage du système actuel juste bon à repousser les difficultés à plus tard. Alors que cette nouvelle loi avait l’ambition de résoudre la question du financement des retraites jusqu’en 2020, le texte adopté n’assurera en effet à cette échéance que quarante pour cent des besoins de financement de l’ensemble des régimes.
Avec cette réforme, le gouvernement a voulu donner l’impression qu’il prenait à bras-le-corps l’un des problèmes principaux de notre système social, alors qu’il s’est contenté de desserrer le carcan des contraintes en reportant les échéances fatidiques. Pour les politiques, elle est donc l’archétype de l’opération réussie, mais, pour les Français, elle ne résout rien et fait prendre à notre pays beaucoup de retard.
La loi Douste-Blazy sur l’assurance maladie procède de cette même démarche. Pour rétablir l’équilibre de ses comptes et assurer sa pérennité, il fallait modifier le système en profondeur. Au lieu de cela, le gouvernement a adopté une série de mesurettes qui permettent de réaliser de maigres économies et de ponctionner quelques ressources supplémentaires, mais qui n’équilibrent nullement les comptes de la sécurité sociale puisque, après l’entrée en vigueur de cette loi, le déficit pour 2005 dépasse toujours les onze milliards d’euros. Une somme qui pénalisera lourdement ceux qui demain devront la rembourser.
Et, comme s’ils voulaient donner le change, les politiciens multiplient les lois, les décrets et les arrêtés. Mais les Français n’en retirent aucun bénéfice. Car, lorsqu’elles ne sont pas en trompe-l’œil, les mesures prises ne sont que des placebos. On accumule ainsi des réformes de détail dont la principale conséquence est de modifier sans cesse la réglementation et de créer une incertitude juridique permanente. Quant aux résultats concrets, elles n’en ont malheureusement aucun. Et pour cause, comme les placebos, elles ne contiennent aucun principe actif.
Ainsi, les lois sur l’emploi ont multiplié à l’infini la variété des contrats : contrats jeunes, contrats initiative emploi, contrats d’insertion, contrats emploi solidarité, contrats emploi consolidé, contrats d’accompagnement dans l’emploi, contrats nouvelle embauche. Pourtant rien n’y a fait et le chômage n’a pas diminué en conséquence. Et il en va de même des réformes de l’Éducation nationale qui se succèdent sans que rien ne s’améliore. La dernière en date, baptisée loi Fillon, devait créer le principe d’un socle de connaissances de base à acquérir par tous les élèves. (On se demande d’ailleurs ce qu’apprenaient les écoliers avant le vote de cette loi.) Mais on ignore aujourd’hui ce qu’il est advenu de ce texte. Car, si les actes législatifs prolifèrent, leur mise en application est en revanche souvent renvoyée aux calendes grecques.
Il semble que désormais l’acte important soit l’annonce de la réforme et l’action principale le vote de la loi. En tout cas, beaucoup de mesures gouvernementales n’ont de réel que leur texte. Car la mode est à des lois purement formelles consistant à énoncer de nouveaux droits, comme si la réalité juridique allait changer la réalité tout court. Que penser par exemple de l’inclusion de la charte de l’environnement dans le texte même de la Constitution ? Comme l’écrit Zadig, « il y a quelque chose de naïf ou de cynique à croire, ou à laisser croire, que cette démarche strictement institutionnelle va assainir nos eaux, purifier notre air et améliorer notre environnement. Chacun sait bien qu’il n’en sera rien et qu’il aurait été mille fois plus efficace de lancer un vaste programme écologique, constitué de mesures techniques et doté de financements importants (1) ». Là encore, il s’agit d’une démarche qui relève plus de l’acte symbolique que de l’action politique.
La méthode tend à se généraliser. Le gouvernement a ainsi fait voter une loi qui prévoit que « toutes les habitations et tous les services publics doivent être accessibles à tous les handicapés, quel que soit leur handicap ». Jusqu’à présent, la classe politique ignorait ces personnes en souffrance pour lesquelles elle n’a jamais dégagé de crédits importants. Et voilà qu’elle adopte en leur faveur un texte dont l’application entraînerait des travaux gigantesques et exigerait des financements colossaux ! Ces derniers cependant ne sont nullement programmés ni budgétés, car, peu importe la réalisation, l’essentiel est dans l’annonce.
Il est en effet plus facile de faire voter un texte que de financer et de mettre en œuvre un programme d’action. D’ailleurs, les politiques, lorsqu’ils se livrent à ce genre d’exercice, oublient et abandonnent très rapidement leurs engagements. Le gouvernement annonce-t-il un plan de réduction de l’impôt sur le revenu ? Il cesse d’y donner suite au bout d’un an. Prend-il la décision de ne remplacer que cinquante pour cent des fonctionnaires partant à la retraite ? Il ne respecte même pas cet objectif dans le premier budget concerné. Les politiques ont atteint un tel degré d’impuissance qu’ils se trouvent maintenant sans cesse trahis et désavoués par les réalités. Aussi beaucoup d’entre eux cherchent-ils à les fuir ou, à tout le moins, à louvoyer et à biaiser avec les événements. Ils cessent d’exercer pleinement leurs responsabilités comme s’ils avaient peur de tout ce qui est pourtant lié à la nature même de leur fonction.
La plupart d’entre eux vont même jusqu’à refuser le conflit. Et je n’évoque pas ici la compétition politicienne entre adversaires partisans, une compétition au demeurant relativement policée et très ritualisée. Je vise l’antagonisme politique de fond, celui auquel on est confronté lorsqu’on veut imposer une décision à de puissants lobbies prêts à tout pour s’y opposer. Cela fait maintenant plusieurs décennies qu’aucune épreuve de force de ce type n’a été menée à son terme dans notre pays. Non seulement les hommes politiques ne l’envisagent pas, mais cette perspective représente pour eux un cauchemar qu’ils veulent éviter à tout prix. Comme le dit Alain Minc, « la perspective d’affronter, sabre au clair, leurs adversaires — ce qui est la quintessence du débat public — les pétrifie ».
Comment, dans ces conditions, s’étonner qu’aucune réforme d’envergure n’ait pu être accomplie ? Les syndicats et les associations de toutes sortes, qui représentent des intérêts professionnels, communautaires, moraux ou particuliers, savent qu’ils sont en position de force. Aussi les politiques ne dépassent pas la ligne rouge que leur tracent leurs interlocuteurs. Et si, par maladresse, ils la franchissent, ils finissent toujours par se dérober, comme l’affaire du CPE au début de l’année 2006 l’a confirmé une fois de plus. Dans tous les grands secteurs où ces organisations corporatistes ou partisanes dominent, ce sont donc elles qui dictent leur loi. À l’Éducation nationale, dans les services publics ou dans le secteur de la santé et de la sécurité sociale par exemple, le politique n’est plus souverain, faute d’avoir su accepter le conflit pour imposer sa prééminence.
La dégénérescence du politique est d’ailleurs allée si loin que, s’ils fuient l’épreuve de force, les hommes de gouvernement refusent également de mettre en cause leur propre action et poursuivent inlassablement la même politique, quels que soient les déceptions et les échecs qu’ils rencontrent. Ainsi en est-il de la politique de la Ville. Des dizaines de milliards d’euros ont été investis depuis des années dans les quartiers dits sensibles. La rénovation, voire la reconstruction, des immeubles a été réalisée à grande échelle, des équipements de toutes sortes ont été aménagés et un réseau serré d’animateurs sociaux et d’associations subventionnées a été tissé. Un tel effort devait assurer l’intégration des populations concernées et mettre fin à la violence et à l’insécurité qui règnent dans ces cités. Or, les émeutes de novembre 2005 ont démontré de façon drama-tique l’échec total de cette politique. Et pourtant, en réponse à la « révolte des jeunes », le gouvernement a annoncé une relance de la politique de la Ville : on ne change pas une politique qui échoue.
Il en va de même dans la plupart des autres secteurs, comme celui de l’Éducation nationale qui a pourtant connu lui aussi un lamentable échec mais reste à ce jour irréformable, enfermé qu’il est dans un cercle vicieux que dénonce Alain Finkielkraut : « Il se nourrit de ses fiascos. À chaque échec, il réagit par la surenchère. Et c’est reparti pour un tour. (2)» Et il en va d’ailleurs de même en matière d’emploi ou sur la question de l’Europe. Si nos dirigeants rencontrent un échec patent, ce n’est jamais, selon eux, parce qu’ils ont choisi une mauvaise direction, c’est toujours parce qu’ils ne sont pas allés assez loin dans la voie qu’ils ont suivie. Ils persévèrent donc dans leurs erreurs et font preuve d’une incapacité totale à changer quoi que ce soit des orientations qui sont les leurs.
Il n’est donc pas étonnant dans ces conditions qu’ils se montrent de plus en plus incapables de décider, préférant couper la poire en deux sur la plupart des questions qui leur sont soumises. Nous sommes ainsi entrés dans le règne des demi-mesures. Le gouvernement rencontre-t-il des oppositions pour la suppression du lundi de Pentecôte comme jour férié ? Il maintient le principe, mais laisse à chaque organisme la liberté de choisir lui-même le jour de travail supplémentaire. Est-il saisi de la question cruciale de la durée hebdomadaire du travail ? Il décide de maintenir les trente-cinq heures mais d’en assouplir l’application. Doit-il intervenir sur le système des retraites des agents publics ? Il aligne la durée de cotisation du public sur le privé, mais ne touche pas aux régimes spéciaux.
L’impuissance des responsables politiques est du reste sans limites. Hésitant de plus en plus à se fixer des objectifs, ils se contentent de programmes électoraux minimaux et ne risquent que des promesses fort modestes. Ainsi, M. Chirac avait-il choisi comme priorités pour son deuxième mandat présidentiel la sécurité routière, la lutte contre le cancer et l’aide aux handicapés. Autant de causes nobles qui méritent l’attention des pouvoirs publics, mais qui ne sauraient constituer des enjeux décisifs pour un chef d’État, sauf si l’on considère que le président de la République n’a pas plus de pouvoir qu’un président de conseil général.
Ce refus de l’action apparaît encore plus manifeste à travers la multiplication des instances autonomes, Hautes Autorités, comités de sages, conseils supérieurs, commissions, autant de structures auxquelles on confie des missions naguère assumées par l’État sous la responsabilité directe du pouvoir politique et dont on estime maintenant qu’elles seront mieux remplies par des experts indépendants. Dans cet esprit, la loi Fillon a, par exemple, créé un Haut Conseil chargé de définir souverai-nement les programmes scolaires. Sans doute est-il utile pour le ministre de l’Éducation de s’entourer d’experts, mais chacun sait bien que les programmes de l’Éducation nationale ne sont pas neutres et qu’ils orientent notre société sur le plan idéologique, scientifique et culturel. Aussi, lorsqu’ils considèrent qu’ils doivent se défaire de la responsabilité d’un tel choix, les politiques réduisent encore un peu plus leur pouvoir. Et cette pratique, même si elle peut avoir sa légitimité dans certains domaines, procède là encore de la même logique d’impuissance des gouvernants, qui, non contents de ne plus agir dans leur sphère de responsabilité, cherchent de surcroît à en restreindre l’étendue.
Et, plus l’impuissance des politiques s’accroît, plus leur agitation augmente. Car, pour dissimuler leur incapacité à agir, ils déploient un activisme qui semble inversement proportionnel à leur action. Se développe de la sorte une nouvelle technique de gouvernement, dite de « terrain ». Le Premier ministre lance-t-il une grande politique de lutte contre le chômage ? Il se rend dans une agence de l’ANPE ! Là, sous le feu des caméras, dans la cohue des journalistes, il « cause » de l’emploi. L’été se met-il à la canicule ? Le ministre de la Santé se précipite dans une maison de retraite ! Y a‑t-il une émeute dans une banlieue ? Le ministre de l’Intérieur arrive en hâte sur les lieux ! Et, à la moindre catastrophe, au moindre accident, ce sont toutes les autorités politiques qui accourent.
Bien entendu, leur présence ne revêt aucune utilité pratique, elle peut même se révéler gênante pour ceux qui agissent réellement. Mais peu importe, il faut filmer des images qui laissent croire que le ministre prend les problèmes à bras-le-corps ! Et, là encore, le décalage entre les apparences et la réalité est total, comme le montre l’histoire de cet habitant d’un quartier difficile, ulcéré par sa rencontre avec le ministre de l’Intérieur.
Quelques jours plus tôt, il avait appris, par la section UMP dont il fait partie, que l’illustre personnage serait en tournée dans sa ville, une cité sensible des Bouches-du-Rhône et qu’il était invité à un pot en fin de journée à la mairie. Il s’y rend donc avec son épouse et en ressort séduit. Las, quand il rentre chez lui, il trouve son pavillon cambriolé. Il appelle aussitôt le commissariat : à cause de la visite du ministre, il n’y a plus aucun fonctionnaire disponible. Ceux-ci ne viendront que plus tard constater les faits et, depuis cette date, l’insécurité n’a pas faibli dans son quartier. Le ministre ne saura jamais rien de cette réalité de terrain ni les millions de téléspectateurs qui l’auront vu le soir sur le petit écran.
Le simulacre et le virtuel sont là poussés à l’extrême. Telle est pourtant la nouvelle technique de gouvernement en vogue aujourd’hui. Méthode qui conduit beaucoup d’hommes politiques à consacrer l’essentiel de leur temps à mettre en scène leur propre personnage dans des fictions médiatico-politiques plus ou moins heureuses.
Le phénomène se révèle d’ailleurs si général qu’il touche non seulement ceux qui exercent des responsabilités gouvernementales, mais également leurs opposants. On voit ainsi la gauche et l’extrême-gauche user du virtuel avec beaucoup de talent. Dans ce cas, il ne s’agit plus de mettre en scène des personnalités mais des événements. L’idée est simple : on choisit une cause, on organise une fête et l’on obtient un reportage télévisé. Il faut par exemple mettre sur pied un concert, un pique-nique, une randonnée en roller, une course à pied ou une séance de cinéma et dédier la manifestation à la cause que l’on veut défendre. Le concert sera contre la guerre en Irak, la sortie en roller pour la libération d’un otage, le pique-nique pour les « sans-papiers ».
Naturellement, tout étant gratuit, le concert ne rapporte rien aux Irakiens et le pique-nique ne fait pas gagner un sou aux sans-papiers. Ces manifestations n’ont aucun impact immédiat sur la réalité concrète, quand elles ne gênent pas les autorités dans leurs négociations avec des preneurs d’otages par exemple. Mais tout cela est sans importance, l’objectif est de travailler l’opinion et de faire pression sur le pouvoir. L’essentiel est donc que les cameramen de télévision puissent filmer l’événement. Et qu’importe si les gens sont venus d’abord pour s’amuser, si les dépenses sont prises en charge par des subventions publiques, si les journalistes sont là par copinage et si tout est donc artificiel, l’événement, lui, est bien réel puisqu’il est vu au journal de vingt heures par des millions de gens et qu’il est pris en compte par les gouvernants !
De même, peu importe que la tournée du ministre ait été inutile pour les fonctionnaires qu’il a inspectés, peu importe qu’elle n’ait rien changé pour les Français qu’il a rencontrés, le ministre, lui, n’a pas perdu son temps puisqu’il sera présent le soir sur les petits écrans pour donner l’impression qu’il agit.
Le pouvoir politique n’est donc plus, à bien des égards, qu’un pouvoir d’apparence. Moins préoccupés de peser sur la réalité que de travailler l’opinion, les hommes de gouvernement n’ont plus pour ambition de changer le monde mais de dissimuler leur impuissance à agir sur lui.
Comment s’étonner que les problèmes de nos compatriotes aillent croissant alors que ceux qui sont censés les maîtriser et les résoudre n’ont plus le pouvoir de le faire ? N’est-il pas logique que notre pays donne l’impression de dériver sans cap ni boussole si ceux qui ont reçu mission de le mener à bon port ne tiennent plus le gouvernail ? La France est malade de l’anémie du politique. Les Français dépérissent de l’affaiblissement du pouvoir.
De ce pitoyable enchaînement, les hommes politiques sont les principaux responsables. Ce sont eux qui ont abandonné le pouvoir. Par manque de courage, par carriérisme, par aveuglement, par angélisme ou par goût du confort, ils se sont laissés dépouiller sans combattre de ce sans quoi ils ne sont rien. Et ce faisant, ils ont oublié que ce pouvoir, qu’ils laissaient filer, n’était pas le leur mais celui du peuple. En perdant la puissance, ils ont donc trahi les Français, en même temps qu’ils affaiblissaient la démocratie et qu’ils gâchaient les chances de la France.
Les puissants sont devenus impuissants, là est le cœur de tous nos maux.
1. Zadig, le TGV à vapeur, éditions Vox populi, 2003.
2. Le Figaro, 15 novembre 2005.